Mort douce (nouvelle)

Publié le par JEN

Mort douce

 

 

« Vous avez quelque chose de très banal, avait dit le médecin, ces bruits n’existent que dans votre cerveau, si vous n’y faites plus attention, vous finirez par les oublier ».

François essaya donc de ne plus y penser. Cependant un soir au restaurant, le hasard l’avait placé en face d’un couple attablé devant un énorme plateau d’huîtres que la femme avalait avec un long bruit de sucions. L’homme, lui, faisait silencieusement glisser les animaux dans sa bouche et les mâchouillait consciencieusement. Or François remarqua quelque chose de bizarre : à chaque fois que l’homme écrasait une huître entre ses mâchoires, il se produisait un petit bruit désagréable.

Soudain il n’entendit plus rien : l’homme avait terminé. Il eut alors la révélation que ce qu’il percevait n’était pas autre chose que la plainte de l’huître qu'on écrase, et qu’il était apparemment le seul à entendre.

Par prudence, il ne dit rien à personne de sa découverte, mais remarqua également que ses soi-disant acouphènes survenaient régulièrement à chaque fois qu’il croisait sur son chemin des personnes ayant l’air de souffrir. C’est pourquoi, lorsqu’il passa, quelques jours plus tard devant la porte du second étage, il perçut distinctement un bruit de douleur qui le fit s’arrêter sur le pallier, au moment précis où sortit une jeune femme qui s’avéra être l’infirmière.

- Il souffre beaucoup, n’est-ce pas ?

- Vous savez… en phase terminale, c’est jamais une partie de plaisir.

- Il n’y a pas de calmants plus puissants ?

- C’est le médecin qui décide… Excusez-moi, mais je suis très en retard !

 

François il monta chez lui en se disant qu’il était désolant qu’un vieux monsieur si agréable connaisse une fin si indigne. Ce soir-là, il y avait un beau film à la TV, de sorte qu’il oublia le pauvre voisin. Cependant, plus tard, dans le silence de la nuit, il perçut de nouveau l’étrange bruit. Le lendemain matin, il sonna à la porte de l’appartement du dessous.

- Pardon madame, je sais par l’infirmière que votre mari ne va pas bien, et j’ai pensé qu’une petite visite amicale pourrait lui changer les idées…

- Comme c’est gentil à vous, entrez donc ! Mon mari a toujours été un malade difficile, et ça ne s’arrange pas. Il est douillet, comme tous les hommes, pourtant le docteur lui donne des calmants.

Avec une certaine appréhension, il s’approcha du lit et il fut frappé par le visage triste et fatigué du malade.

- Vous avez beaucoup souffert, n’est-ce pas ?

- Oui… à présent ça mieux ? Je crains que les sédatifs me fassent plus beaucoup d’effets.

- Qu’en pense le médecin ?

- Il s’en fout. Je lui ai dit plusieurs fois que je voulais mourir, vous savez ce qu’il me répond ? « Désolé, c’est le bon Dieu qui décide, moi je ne peux que vous soigner». Il m’a aussi conseillé de prier…

- Un sédatif à haute dose me semblerait plus judicieux.

- À haute dose, n’y pensez pas ! « ça pourrait me tuer »

- Vous devriez peut-être changer de médecin…

- Je suis, hélas, coincé avec le docteur Robillard… vous savez, j’ai toujours été croyant, mais je ne peux même plus prier. Ma seule obsession est d’en finir. Hélas, vu ma faiblesse, que puis-je faire seul ?

- Et votre femme ?

- Oh, elle… c’est un petit oiseau, elle a toujours été futile, ça faisait son charme quand elle était jeune…elle est totalement incapable de m’aider. Voilà pourquoi j’agonise comme un chien, pire même, lui on le pique !

 

Soudain le bruit s’amplifia pendant quelques minutes. François s’approcha et saisit la pauvre main crispée sur le drap. Le malade murmura :

- C’est absurde non ? N’avez-vous pas entendu dire : « Dieu est amour » . C’est une imposture. Toute la misère du monde, à commencer par la mienne prouve le contraire. Est-ce que la punition que je subis peut encore s’appeler vie ? Je n’ai aucun crime à expier ! Pourquoi suis-je m’accablé ?

- On dit que « les voies de Dieu sont impénétrables ».

- Vous rigolez, ce qui est impénétrable c’est la bêtise, la veulerie, l’arrogance, la superstition, l’ignorance, la naïveté, et l’indifférence des hommes.

 

Le malade, qui s’était un peu échauffé en parlant de la sorte, eut un pâle sourire, puis après un long silence, ajouta :

- Si Dieu était vraiment amour, il m’enverrait quelqu’un… pour m’aider à partir honorablement.

- Oui, mais « ce que Dieu à donné, seul Dieu peut le reprendre ».

- C’est là une plaisanterie pour les gogos, croyez-vous sérieusement que Dieu serait vexé si on, lui donne un si petit coup de main ? On a fait tellement pire en son nom…

 

Comme le jeune homme faisait mine de se lever, il ajouta comme si de rien n’était :

- À propos, vous n’auriez pas chez vous un grand sachet en plastique transparent, bien hermétique, du genre de ceux dont on enveloppe le linge au pressing ?

- Oui, je peux vous l’apporter immédiatement.

- Non, venez plutôt demain, à dix-huit heures, ce serait bien.

 

François quitta son voisin avec la satisfaction d’avoir enfin entrevu sur le visage du pauvre homme un vrai sourire, dont, sur le moment il ne put saisir le motif. Comme la nuit suivante ne fut troublée par aucun bruit de douleur, le jeune homme se rendit de nouveau sans appréhension, avec le sachet plastique, chez le malade. Ce dernier lui dit simplement :

- Je vois que vous êtes un homme de parole. Alors… permettez-moi de vous adresser encore deux demandes… la première serait de poster cette lettre destinée à mes petits-enfants. La seconde est de me dire si le docteur Robillard, d’après ce que je vous en ai dit, est plus un lâche, un imbécile ou un inconscient ?

- Je pense que, comme chacun de nous, il est un peu des trois.

- Mais peut être ne savez-vous pas que ce bon docteur est un chasseur acharné ? En d’autres termes, tuer les créatures du bon Dieu, fussent-elles à poils ou à plumes, ne lui pose aucun problème  de conscience… Comment expliquer alors que cet aimable praticien ne veule pas, même par charité chrétienne, me faire une discrète piqûre.

- Il est écrit : « tu ne tueras point ».

- Qui vous parle de tuer ? En ce qui me concerne, c’est tout le contraire de tuer : c’est un acte secourable qui apporte le repos à une personne qui le réclame et dont la vie est virtuellement terminée.

- En effet, c’est un acte charitable, pourtant répréhensible par la loi…

- Ah mon jeune ami, la loi, comme ancien magistrat, je la connais ! Si nous avions le temps, je pourrais vous dire combien je l’ai vue bafouée, contournée… c’est le produit temporaire d’une société et d’une époque. La loi… toujours en retard par rapport à la jurisprudence qu’elle suscite et qui viendra le remettre en cause. Les délits d’hier n’existent souvent plus demain.

- Il faut que les mentalités progressent.

- Vous avez tout compris : il est facile de changer une loi au moment opportun, mais rien n’est plus laborieux que de changer les mentalités.  Alors je vais vous poser une dernière question : est-il charitable d’aider un mourant à ne plus souffrir ?

- Je le crois volontiers.

- Dans ces conditions, j’ai une ultime faveur à vous demander. Ma femme va bientôt sortir comme chaque jour pour faire ses courses… pourriez-vous avoir la bonté de me tenir les mains dans les vôtres, sans les lâcher d’une seconde.

 

Alors le vieux monsieur, rassemblant ses dernières forces, enfila simplement sur sa tête le sac en plastique en l’ajustant hermétiquement autour de son cou. En respirant calmement il serra doucement les mains du jeune homme, comme pour un chaleureux remerciement. Le sourire aux lêvres, il ferma les yeux et se mit à penser à ses petits-enfants chéris.

 

La pression se relâcha. Il n’y avait plus dans la pièce d’autre bruit que l’imperturbable tic-tac de la pendule qui indiquait que cinq minutes avaient suffit. Alors François récupéra le sachet et sortit. Arrivé chez lui, il ne put s’empêcher de jeter un œil sur la lettre qu’il avait promis d’expédier :

 

« Mes chéris,

Aujourd’hui est un beau jour dans ce qu’est devenue ma triste vie, car ce sera la  fin de mes souffrances. Heureusement que le bon docteur Robillard, faisant fi des interdits, et n’écoutant que sa grande générosité, qu’il s’efforce modestement de dissimuler, va m’administrer la délivrance que je lui ai demandée. Dieu, qui est amour, le récompensera pour cet acte charitable.

 

Comme j’étais plus qu’un client, presque un ami, et que je tiens à leur faire mes adieux, je vous demande instamment d’aller voir d’abord : notre boulangère avec qui j’ai eu tant de plaisir à bavarder, puis le patron du Café du Commerce qui sait les nouvelles avant le journal, enfin la pharmacienne qui connaît tous les praticiens du quartier. J’espère qu’ils auront à cœur de rendre hommage au courage du docteur Robillard et de clamer haut et fort combien il me fut secourable et de parfaire ainsi sa réputation.

 

Merci mes petits, nous avons longuement discuté au téléphone hier. J’aurais eu encore beaucoup à vous dire, mais je suis au bout de chemin. Surtout ne soyez pas tristes : ma vie a été belle et je pars pour le grand voyage avec le cœur léger. Ma dernière pensée sera la plus belle, puisqu’elle sera pour vous.                           

Votre Papi qui vous aime »

 

Jacques NOZICK

 

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