La chasse est ouverte

Publié le par JEN

 

La chasse est ouverte

 

« Cher Monsieur,

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt l'article de M. Basoche intitulé : «Les chasseurs sont prêts, il ne manque plus que le gibier. », Je suis tout à fait d'accord avec son analyse : il y a trop de chasseurs et pas assez de gibier. Parmi les moyens qu'il propose pour remédier à la situation, à mon avis, les deux premiers ne sont pas valables : on ne peut pas, en effet, obliger les sociétés de chasse à faire plus de repeuplement, pour la simple raison que le gibier ne respecte pas la règle du jeu et s'en va quelques fois sur le territoire d'une commune qui, n'ayant rien lâché, profite du gibier des autres.

Vous préconisez également l'usage de balles à blanc. Ce ne me semble pas une solution très attrayante car ce que le chasseur aime par-dessus tout : c'est tuer et ramener son butin.

 Vous suggérez enfin un moyen qui a retenu mon attention, vous écrivez : « Ne pouvant influer sur la quantité de gibier, on pourrait imaginer influer sur celle des chasseurs dont le nombre a sensiblement augmenté malgré la raréfaction du gibier.» Je trouve que votre suggestion particulièrement intéressante, je vais d'ailleurs m’efforcer de la mettre en application dans l'intérêt général. Je pense être en mesure de supprimer environ 5 à 10 chasseurs par jour de chasse. Je commencerai samedi 12 octobre.

En vous remerciant, je vous prie d'agréer M. le Rédacteur en chef, mes salutations distinguées.

Un fidèle lecteur »

 

Le rédacteur en chef du « Gâtinais Libéré » pensa naturellement qu'il avait affaire à un farceur et classa distraitement cette lettre.

 Le samedi 12 octobre était un beau jour, pas pour le gibier, évidemment puisque c'était l'ouverture de la chasse. L'air sentait bon la terre humide. La brume se dissipa vers 10 h, laissant apparaître un gros soleil timide. La cohorte des chasseurs avait gagné les bois, et les champs. Les chiens gambadaient de-ci, de-là, à la recherche d'odeurs inhabituelles. Les casse-croûtes et les litrons emplissaient les musettes. En un mot, le jour tant attendu des titulaires de permis de chasse était arrivé.

 Comme d'habitude, ce fut un joli massacre : les faisans qu'on venait de lâcher l'avant-veille étaient si heureux de se sentir en liberté, que s'ils n'avaient pas été agacés par les chiens, ils n'auraient même pas pris la peine de s'envoler. Les lapins étaient stupéfaits de revoir des chasseurs, pensant que cette espèce avait disparu depuis un an. Quant aux bécasses et autres animaux stupides, il n'avait même pas eu le temps de penser, qu'ils avaient déjà pris du plomb dans l'aile, sinon « dans la tête ».

 Le soir, à la télévision, le speaker qui n'avait rien de spécial a annoncer, l'actualité étant pauvre ce jour là, parla de l'ouverture de la chasse en ces termes : « Une journée clémente a salué l'ouverture de la chasse, le soleil était au rendez-vous. Ce sport, où cet art qui fait courir les foules, a encore plus d'adeptes cette saison. » Puis la caméra montra des chasseurs joviaux exhibant des faisans, des lapins et même des poulets. Un journaliste demanda à l'un d'eux ses impressions. Le chasseur avoua qu'il n'y avait pas beaucoup de gibier, il avait chassé avec son gendre et, à eux deux, ils avaient pris un seul perdreau qui allait être difficile à partager. Puis un autre journaliste, exhibant d'un côté un lièvre et de l'autre un morceau de bœuf, fit une comparaison savante du kilo de bœuf et du kilo de gibier. L'avantage tourna au bœuf qui se révéla être cinquante fois meilleur marché, compte tenu de l'achat de la carte, du droit de chasse, de la vignette et même des cartouches ratées. Puis le journaliste fit une conclusion extrêmement amusante en déclarant : « Si vous voulez chassez économique, chassez plutôt le bœuf. »

 C'est alors qu'une jeune fille apporta une note tombant du téléscripteur : « De nombreux accidents de chasse sont à déplorer dans la région de Château-Landon : cinq personnes ont trouvé la mort, et une a été grièvement blessée. Dans l'ensemble de la France, le pourcentage des accidents, par rapport au nombre des licenciés est en légère augmentation. » Le speaker pris l'air apitoyé du type qui, en vérité s'en fiche totalement, et déclara : « Hé oui, messieurs les chasseurs, on ne recommandera jamais assez la prudence et le respect des règles de sécurité, dont la première est de ne pas tirer avant d'avoir bien identifié le genre d'animal qu'on a devant soi. »

 Il y eut ensuite un film de cow-boys où il était question d'un type qui venait régler ses comptes à coups de colt, sous prétexte qu'il avait été accusé d'un crime qu'il n'avait pas commis. C'était un film donnant un très mauvais exemple aux chasseurs du vieux continent, sur lequel ce genre de distraction est interdit même quand la chasse est ouverte.

 Le lendemain matin était un joli dimanche de rêve, pour ceux qui aiment aller se promener dans les bois, pour ceux qui cultivent des fleurs entre les rangées de carottes et même pour les chasseurs. Chacun voulant rentabiliser sa carte, se mit joyeusement à tirer sur tout ce qui bougeait, sans pour autant apporter des résultats notables : la plupart des lapins, faisans, canards, pigeons et autres animaux à poils ou à plumes, avait d'ores et déjà massivement rejoint leurs créateurs surpris d'une affluence aussi soudaine.

 Comme ce n'était déjà plus l'ouverture, on ne parla pratiquement plus de la chasse au journal télévisé ni ailleurs, comme si l'événement de la veille n'avait plus de signification le lendemain. À la fin du bulletin, on signala que dans la région de Milly en Gâtinais, une douzaine d'accidents de chasse étaient survenus. C'était incompréhensible, aux dires de la gendarmerie, qui ne comprend jamais rien sur le moment, ni souvent après. Le journaliste s'amusa à suggérer quelques hypothèses de journalistes : les accidents étaient peut-être dus à la brume qui n'était pas encore dissipée ou à une malchance incroyable... avait-on jeté un funeste sort sur la société de chasse de Milly en Gâtinais ?

 Tout le monde trouvait normal qu'il y eut des accidents. Il y a tellement d'imbéciles partout, et en particulier parmi les chasseurs, qu’il est inévitable que quelques-uns se fassent remarquer.

La semaine passa, on ne s'occupa plus de l'incident. Il faisait si beau que les gens n'avaient pas le cœur à penser à des choses sérieuses ou embarrassantes.

Le week-end suivant était celui de la rencontre France Roumanie. La France fut battue trois à deux, ce qui, face à la Roumanie, peut déjà être considéré comme une victoire. Dans les tribunes on entendit plusieurs fois la marseillaise : « Qu'un sang impur abreuve nos sillons ! » Ce chant barbare, contrairement à ce qu'on pourrait penser, n'était pas destiné à souligner la nette progression des accidents de chasse, dénombrés le dimanche soir à dix huit, mais seulement à marquer l'allégresse des sportifs les plus chauvins. Tout le pays parla beaucoup du match, on injuria l'arbitre, un Anglais, qui avait scandaleusement refusé un pénalty à notre équipe. Toute la semaine on ne parla que de football dans les HLM, et très peu des accidents de chasse.

 Le vendredi matin à neuf heures, le rédacteur en chef du Gâtinais Libéré, qui souffrait de paresse intestinale, était occupé à lire un journal concurrent, en attendant que les phénomènes naturels se produisent. L'article était intitulé : « Hécatombe chez les chasseurs. » Au passage, il s'amusa à relever des coquilles, des fautes de styles et autres lieux communs journalistiques qui auraient totalement échappé au lecteur moyen, mais pas à son œil entraîné de professionnel. La conclusion de l'article était : « On se demande si la presse n'a pas exagéré l'importance de l'épidémie d'accidents de chasse, tout comme elle exagère en transformant en héros un gardien de la paix ayant reçu par hasard, dans l'exercice de ses fonctions une balle perdue. En fait, un accident est un accident, quelles que soient les circonstances. Les statistiques montrent d'ailleurs que la probabilité d'être tué est vingt fois supérieure pour un représentant de commerce qui circule en voiture, que pour un chasseur ou un policier. Il n'y a donc pas de raison de s'alarmer. On regrettera cependant le manque de civisme des auteurs d'accidents qui oublient d'alerter la gendarmerie. Celle-ci se voit obligée d'arrêter arbitrairement des chasseurs suspects. Deux d'entre eux ont été entendus et placés en garde à vue, mais l'examen balistique de leurs armes n'a, hélas, pas permis de les inculper. »

 Notre rédacteur en chef eut tout loisir de méditer cette conclusion, trouvant que l'auteur de ces lignes aurait pu donner plus de relief à son article. Parler de l'énervement des chasseurs qui ne prennent plus de gibier, de la réverbération du soleil dans la brume, ou encore des droits et des devoirs qu'implique la détention du permis de chasse, sans compter l'insouciance criminelle de certains chasseurs. C'est alors qu'il repensa à la lettre amusante qu'il avait reçue quelques semaines plus tôt. D'un geste rapide, il remonta son pantalon et courut à la rédaction. Il retrouva la lettre et la relut plusieurs fois pour conforter son intuition. Sans hésiter, il décela dans l'écriture petite et tordue une marque d'instabilité probable, bien qu'il n'eut aucune connaissance en graphologie et dans le style calme et précis, l'expression d'un machiavélisme sordide. Il réunit alors ses collègues à la manière d'un général qui rassemble ses officiers. Il leur expliqua longuement la portée de sa découverte. En mettant bien en valeur sa propre perspicacité. Puis il donna aux journalistes des indications pour rédiger un bel article pour la une du lendemain, sans toutefois oublier de mettre quelques points d'interrogation afin de ménager l'avenir, dans le cas où il se serait un peu trompé. Enfin lorsqu'il fut certain que les autres journaux n'auraient pas le temps de titrer la nouvelle, il l'appela tout excité la gendarmerie.

 Sa déclaration fut accueillie avec scepticisme. On lui dit que la gendarmerie était là et les enquêtes suivaient leurs cours, ce qui en langage précis signifie exactement : nous sommes dans le brouillard le plus total.

 C'est seulement après une dizaine de jours que les journaux de la capitale se mirent à s'occuper un peu de l'affaire. On pouvait lire : « Les quarante trois accidents de chasse du week-end ne seraient pas des accidents... La police progresse mais le ou les criminels courent toujours... Les accidents de chasse seraient l'œuvre d'un dangereux déséquilibré... Le déséquilibré va-t-il encore frapper ?  C'est peut-être votre voisin de palier... La population a confiance à sa police, et n'a aucune raison de s'alarmer outre mesure." 

C'était comme à la veille d'une guerre que les gens n'auraient pas pris au sérieux. Ils préféraient s'amuser, jouir, dépenser et consommer tant et plus. Tout était calme et le samedi suivant, bien que le ciel fut tout gris, de nombreux chasseurs s’élancèrent dans la boue des champs et des bois, pour traquer sous la pluie les animaux rescapés. Des milliers de cartouches furent tirées pour rien, comme d'habitude. Le dimanche, il ne pleuvait pas, de gros nuages se bousculaient dans le ciel. La police attendait de savoir si le ou les maniaques allaient encore se manifester. Quant aux journaux, ils avaient déjà écrit leurs articles en avance, il ne leur manquait plus que le chiffre exact des victimes.  à 21h35 celui-ci tomba comme un couperet : cent douze victimes se répartissent en : soixante douze chasseurs et quarante cueilleurs de champignons. C'était très embêtant, pour les cueilleurs de champignons car les journaux furent obligés de remanier leurs articles pour parler un peu de ces derniers que l’on n’attendait pas.

C'est alors et alors seulement que la population commença à comprendre l'ampleur du phénomène. Les médias qui avaient commencé depuis une semaine à exploiter celui-ci, n'ayant aucun tremblement de terre à se mettre sous la dent, augmentèrent leurs efforts, se faisant une concurrence effrénée pour être celui qui titrerait le plus gros, qui ferait les reportages les plus saisissants. C'était une débauche de rapports, d'analyses, ce devenait un orgasme journalistique. Ceci eut pour effet d'ébranler totalement la confiance nationale. Les ménagères prirent peur : si on se mettait à assassiner d'inoffensifs cueilleurs de champignons, où allait-on s'arrêter ?  Pourquoi ne pas s'en prendre aussi aux retraités, aux juifs, aux francs-maçons ou à tout autre catégorie sociale ? Chacun de son côté se mit bientôt à avoir peur, redoutant être la prochaine victime désignée de l'épidémie de meurtre.

Pour arranger les choses, les partis politiques tentèrent de récupérer à leur avantage, cette situation paradoxale. Ils dénoncèrent l'incapacité du gouvernement à juguler cette vague de violence mettant en péril la démocratie. On habilla les vieilles querelles à la couleur du jour. Ceux de droite accusèrent la gauche de vouloir les discréditer en faisant passer la chasse, cet aimable sport national, pour une occupation bourgeoise. Même ceux qui n'avaient rien à dire, le dire avec beaucoup de conviction. Un député de la majorité proposé de décorer à titre posthume ceux qui étaient tombés au champ d'honneur, peu importe que ce fût un champ de betteraves, de maïs, ou de topinambours.

  Les chasseurs qui étaient accusés de tous les maux, tirent des assemblées dans leurs sociétés respectives, pour prendre les décisions qui s'imposent, déclarant haut et fort que la police n’était pas à la hauteur et qu’en conséquence, ils allaient s’en occuper eux-mêmes ! C'était devenu une affaire de chasseurs à résoudre entre chasseurs ! Le gros ennui, c'est qu'ils se rendirent compte rapidement que rien ne distinguait à première vue, un criminel tirant sur ses semblables, d'un chasseur ordinaire se limitant à tirer sur les animaux. Finalement on se promit d'être terriblement vigilant afin que cesse le massacre ! Celui des hommes, bien entendu.

Cependant la direction du « Gâtinais Libéré » reçut une seconde missive de mystérieux tueur : 

« Monsieur le rédacteur en chef,

Autant j’étais d’accord avec le premier article publié dans votre journal, et dont j’ai suivi la suggestion, autant je m’insurge contre les affirmations ridicules dont vous faites état. La première de celle-ci tend à faire accroire que je suis un dangereux déséquilibré, ce qui est absolument faux, je ne suis pas du tout dangereux car je ne supprime que des chasseurs et ne ferais pas de mal a une mouche. D’autre part, je tiens à vous assurer que je suis parfaitement équilibré. Je ne bois pas trop, je ne fume pas, je mène une vie très laborieuse et régulière, je fais du sport, en particulier je chasse tous les week-ends. La lecture de toutes les calomnies qui ont été écrites à mon sujet me navrent d’autant plus quelles montrent clairement le degré de peur et d’excitation de mes concitoyens non chasseurs qui ne sont pourtant aucunement visés.  Dans la société de chasse dont je fais partie, je jouis de l’estime de tous pour mes qualités de tireur et pour le sang-froid avec lequel je fais face à la situation présente, en tant que chasseur solitaire. Enfin sur les nombreux accidents relevés, je n’en revendique personnellement que trente deux. Je reconnais, en toute modestie que les autres ne sont pas de mon fait. On peut néanmoins se féliciter  de ces heureuses initiatives qui vont dans le sens de l’intérêt général.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.

Un fidèle lecteur »

 

Le rédacteur en chef était bien ennuyé par cette lettre car il apparaissait que son journal avait une évidente part de responsabilité… le chef de la police auquel il téléphona ne se révéla pas beaucoup plus à l’aise car tout ce qu’il avait entrepris n’avait donné aucun résultat. Les effectifs considérables qu’il avait envoyé dans les champs étaient revenus bredouilles et crottés de leurs expéditions. De plus il y avait eu ce qu’on appelle dans le jargon une « bavure » : un pauvre type en train de se soulager gentiment dans un champs de maïs, avait été pris pour un dangereux suspecte se cachant pour échapper aux forces de l’ordre. On lui avait fait une sommation qu’il n’avait sans doute pas entendu, ou bien, se jugeant dans une tenue indécente, avait-il tardé à se rhabiller. Cette hésitation lui fut fatale. Pour arranger les choses, l’enquête révéla que l’innocente victime du zèle des CRS était tout le contraire d’un tueur. C’était un original qui partait souvent à la chasse en oubliant ses cartouches. Il était de plus connus pour avoir toujours sur lui un petit flacon de chloroforme pour endormir les animaux blessés afin qu’ils gardent de leur séjour terrestre le meilleur souvenir.

Peu à peu, la peur commença de s’emparer des campagnes et même de certaines villes. Le chiffre d’affaire des armuriers augmenta très sensiblement. Beaucoup de citoyens précautionneux firent des stocks d’armes et de munitions. C’était d’ailleurs les mêmes personnes qui, en d’autres occasions font des stocks de sucre, de beurre ou de farine.

Le ministère de l’intérieur fut directement mis en cause par l’opposition. Le ministre fit une allocution au cours de laquelle il déclara :

« Cette fâcheuse affaire des accidents de chasse ne concerne pas plus mon ministère que celui de l’agriculture. Nous n’avons pas, que je sache, la responsabilité des un million trois cent cinquante mille titulaires du permis de chasse. Quelle est, en vérité, le problème ? Quelques individus louches se sont introduits parmi les honorables chasseurs pour discréditer cet innocent passe-temps. Que peut-on faire pour les empêcher de nuire ? On ne peut quand même pas supprimer les permis et confisquer les fusils ! Dans un pays comme le nôtre ce serait une révolution, pire que si on décidait d’interdire le loto ou le pastis ! On ne peut pas non plus ceinturer tous les champs par des cordons de CRS… ça n’a d’ailleurs pas donné de si bons résultats, et toutes les forces de police du pays n’y suffiraient pas. La meilleure solution est de garder son calme et de laisser les enquêtes s’approfondir. J’insiste sur le fait qu’il est du devoir de chacun de nous informer de tout ce qu’on peut remarquer de suspecte et d’être attentif aux moindres détails, car ce sont toujours eux, les détails, qui finissent par perdre les criminels. Ce n’est évidemment pas là un appel à la délation mais simplement au témoignage ! Je sais que, comme par le passé, la police pourra compter sur vous comme vous pouvez compter sur elle. »

Le résultat de cette allocution fut immédiat : chacun se mit à dénoncer son voisin, sa voisine, l’amant de sa femme, son patron, son percepteur ou son instituteur. Il y en eu même qui se dénoncèrent eux-mêmes pour faire les malins. La plupart de ceux qu’on arrêta eurent le tort de n’avoir jamais touché un fusil de leur vie. On les relâcha donc à regret.

Les services de la police étaient complètement débordés. Ce surcroît de travail inhabituel provoqua des dépressions nerveuses et même une ou deux crises de folies. Les fonctionnaires de police assis derrière leurs bureaux, écoutaient d’un air las les dénonciations affluer. Ils finirent par comprendre que toutes ces affabulations étaient quasiment identiques. Alors, ils rédigèrent un procès-verbal de dénonciation type que les délateurs n’avaient plus qu’à signer. On révéla d’étranges pratiques, dans un village, par exemple, un certain M. Duboeuf avait dénoncé M. Dupont qui dénonça M. Dubois qui dénonça M. Dumontet qui lui-même dénonça… M. Duboeuf !

Quelque part, en Seine et Marne, on dénonça l’authentique auteur des accidents. Il fut la vingt sixième personne reçue ce jour là par l’officier de police. L’entretien se limita à l’échange courtois suivant :

-       Bonjour.

-       Bonjour .

-       Ne restez pas debout !

-       Merci.

-       Alors comme ça vous avez été dénoncé ?

-       Fallait bien que ça arrive…

-       Qu’est ce que vous avez à dire pour votre défense ?

-       Rien.

-       Je sens que ça va aller vite, déclara le policier. Pour la forme, je vous demanderai quand vous avez tué votre première victime ?

-       La première… c’était pendant la guerre d’Algérie, et je n’en suis pas très fier…

-       Je ne vous demande pas de me raconter votre vie. D’ailleurs quand on est militaire, c’est normal de tuer, c’est même conseillé. Par contre, dans notre belle campagne française…

-       Excusez-moi, monsieur l’officier, si je vous contredis, mais on voit bien que vous n’êtes pas allé faire un tour dans les champs ces derniers temps. Si vous voyez un chasseur qui s’avance vers vous un peu vite, vous pouvez aussi vous dire : c’est lui ou c’est moi. Ou alors vous gardez les distances…

-       A propos dit le policier, moi aussi j’ai fait l’Algérie…

Ils se racontèrent alors leurs souvenirs du bled. Mais comme le temps passait et qu’il y avait encore du monde, le fonctionnaire voulu conclure, ce que le tueur trouva frustrant :

-       Attendez, vous ne m’avez même pas interrogé !

-       Bon, si vous avez quelqu’un à dénoncer, allez-y, mais faites vite…

-       Non, ce n’est pas cela !

-       Vous voulez peut-être me donner le chiffre exacte de vos autres victimes ? demanda le policier goguenard.

-       En fait, je ne les compte plus…

-       Farceur ! Vous ne m’aurez pas ! Hélas on n’a pas le temps de rigoler en ce moment. D’ailleurs vous n’avez pas du tout une tête d’assassin. Chez les policiers, on les sent, c’est un sixième sens. Il y en a qui ont la tête, d’autres pas !

Il reconduisit avec beaucoup d’égard le tueur, puis introduit un chômeur qui avait l’air louche.

Pendant ce temps, les journalistes qui avaient désormais à foison des sujets faciles et horribles pour leur actualité, s’en donnaient à cœur joie. Ils semblaient se plaire à faire monter la peur qui commençaient à s’emparer de tous, encouragés par leurs patrons se frottant les mains en voyant monter les tirages.

A la campagne, les enfants n’allaient plus à l’école tellement les routes étaient devenues peu sures. Un gamin, grimpé dans un arbre au bord de la forêt, eut tout loisir d’observer une scène qui dut se reproduire un peu partout. Il réussit à prendre une série de jolies photos avec l’appareil qu’il avait eut à Noël. Ses clichés successifs enregistrèrent les scènes suivantes : un jeune homme sans chapeau et sans chien, marche dans un champs, tenant à la main son fusil. Tout laisse donc penser qu’il s’agit d’un chasseur. Puis un autre chasseur débouche dans le champ voisin. Les deux hommes s’observent du coin de l’œil sans rien laisser paraître. Soudain le second personnage semble se crisper : il vient de s’apercevoir que l’autre n’a pas de chien, or un homme sans chien est un chasseur suspecte. D’ailleurs le jeune type a une démarcher bizarre : il boite légèrement et il a l’air sournois. Le chasseur qui a un chien et un chapeau baisse alors discrètement son fusil pour être prêt à toute éventualité.

Sur les premières photos que le gamin montrera à ses copains, les deux hommes sont debout et leurs silhouettes se détachent bien sur le paysage brumeux. Par un curieux effet d’optique, ils semblent très proches. Sur un autre cliché, on voit qu’ils se sont croisés mais que le premier se retourne, non pour affronter l’autre, mais simplement parce qu’il est paniqué de ne pas voir son beau-frère (inquiet d’aller à la chasse seul et qui lui a prêté ce vieux fusil) déboucher du champ de maïs derrière lui. A la photo suivante le jeune homme est à terre, allongé sur le dos, l’autre est debout et semble stupéfait d’avoir tiré. A la suivante, il y a maintenant deux hommes à terre, plus un troisième debout, qui surgit d’un champs de maïs avec un fusil à la main.

Le jeune homme n’est pas mort, il est grièvement blessé, le nouvel arrivant appelle les secours. Lorsque les pompiers arrivent une demie heure plus tard, il y a trois cadavres sur le terrain : deux hommes et un faisan tiré par le nouvel arrivant juste avant qu’il n’abatte l’assassin de son beau frère. L’enfant dans son arbre continue à faire des photos des pompiers : il adore les pompiers.

Au journal télévisé de vingt heures, le présentateur annonce gravement en regardant les téléspectateurs droit dans les yeux : «  La France à peur : trente deux personnes on encore été tuées hier !  Les sources autorisées commence à suspecter qu’une organisation terroriste soit infiltrée chez les chasseurs. »

Ceux-ci, avec un courage exemplaire, s’organisèrent alors en groupes d’auto défense pour protéger leurs villages des exactions des villages voisins. Se défiant les uns des autres, tous commencent à s’entretuer. Dans ce désordre généralisé, on ne comptait plus les règlements de compte dépassant largement les cocus se vengeant de leur infortune.

L’évêque de Strasbourg fit alors un sermon fustigeant les chasseurs qui, au lieu d’aller à la messe vont à la chasse ou au bistrot, ce qui provoque la juste colère de Dieu. L’évêque oublia de dire qu’il avait dégusté la veille, un délicieux civet de lièvre.

Le président de la république, pour montrer qu’il avait la situation bien en main, annonça une proposition de loi destinée à faire cesser ce carnage, omettant de signaler que cette loi, encore inconsistante, ne serait pas voté avant plusieurs longs mois. Il oublia aussi de dire que cette stupide histoire de chasseurs était le cadet de ses soucis et qu’il n’avait aucune envie de perdre son temps avec ces imbéciles de chasseurs ayant voté pour un parti politique concurrent, le plus crétin qui se puissent imaginer : « Chasse Pèche et Tradition », et que la seule chose qui l’intéressait présentement, c’était de se faire réélire.

Hélas, le message du président, pas plus que celui du prélat, ne calmèrent les esprits : le dernier chiffre fut si catastrophique que la police n’osa même pas le publier. La presse, cette grande bavarde, ne put s’empêcher de commenter cette soudaine absence de chiffre et échafauda des hypothèses à faire trembler.

C’est alors qu’une dernière lettre parvint au « Gâtinais Libéré » :

 

« Monsieur le rédacteur en chef,

Après avoir longuement réfléchi, je pense que l’idée de votre collaborateur Monsieur Basoche est mauvaise. J’ai personnellement supprimé autant de chasseurs que j’ai pu mais il semble qu’il y en ait toujours autant. La seule différence est qu’ils sont devenus plus méchants. J’ai maintenant la conviction qu’il doit y avoir maintenant une autre solution au problème posé.

Je vous écris de l’hôpital où je séjourne actuellement. Les médecins disent que quand on a reçu une balle dans la colonne vertébrale, il est difficile de retrouver l’usage de ses jambes. Cela dit, je ne me plains pas, il paraît que j’ai de la chance de ne pas souffrir. En ce qui me concerne la chasse, mon passe temps favori, tout n’est pas terminée car je viens d’avoir le plaisir d’être nommé secrétaire de la société de chasse. Mon seul regret est qu’il me reste une balle dans mon fusil et que j’aurais bien aimé la destiner à votre collègue qui a prétendu dernièrement dans votre journal que j’étais un abruti et que sa suggestion était de l’humour. L’ennui, monsieur le rédacteur en chef, c’est que je ne suis pas très sensible à cet humour là.

Ayant besoin de lecture, car les heures sont longues dans une chaise roulante, je renouvellerai cependant mon abonnement au « Gâtinais Libéré ».

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes salutations distinguées.

Votre toujours fidèle abonné. »

 

On ne sait pas si la diminution brutale du nombre d’accidents fut liée à la parution de cette lettre dans le « Gâtinais Libéré »  ou si tous les amants des femmes de chasseurs avaient expié, toujours est-il que, quand la saison de la chasse arriva à son terme, que les fusils furent rangés, les accidents cessèrent miraculeusement.

 

Le plus drôle de l’affaire, c’est que la loi du président, devenue aussi inutile qu’un coup de fusil qui rate un lapin, fut votée à ce moment là.

 

 

Jacques Nozick

 

 

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