L’homme idéal (nouvelle)

Publié le par JEN

L’homme idéal

 

 

La pluie se mit à tomber au moment où les deux amies passaient devant l’église du quartier. Elles s’y réfugièrent aussitôt en attendant que l’ondée cesse. A l’intérieur de l’espace parcimonieusement éclairé, la seule source de lumière vive était constituée par l’éclat d’une batterie de cierges. Perrine rompit ainsi le silence :

-       Ça me rappelle quand mes enfants étaient petits, nous nous étions abrités pareillement dans une église en Auvergne. Les gamins avaient insisté pour que nous achetions des « bougies » comme ils disaient. Voulant les faire tenir tranquilles, je leur ai donné un franc et ils sont allés « faire un vœu ».  Au sortir de l’église, ma fille était radieuse, mais son frère fondit brusquement en larmes en constatant que la pluie avait redoublé car son vœu : « qu’il fasse beau » n’avait pas été exaucé. Quant à sa sœur, elle avoua que son vœu était simplement « être riche et heureuse ».

-        Pour un franc… Ce n’était pas cher payé. A ce tarif là, je m’offrirais bien un cierge.

-        Non, attends, c’est moi qui vais te l’offrir et faire un vœu à ta place.

Perrine se dirigea vers le présentoir, mis une pièce dans le tronc et alluma la mèche d’un petit godet de paraffine. De retour auprès de son amie, elle lui dit :

-       Voilà qui est fait, tu devrais être comblée, mais je ne peux rien te dire sinon la prière ne sera pas exaucée.

-       De toute façon, l’expérience malheureuse de ton fils montre que l’efficacité des prières est plutôt faible.

-       J’ai simplement demandé que tu fasses une rencontre.

Vivianne embrassa son amie en riant et, bras dessus bras dessous, elles sortirent, pressées de rentrer chez elles. Quelques jours plus tard, alors qu’elle s’apprêtait à déjeuner, elle entendit sonner à la porte. Par précaution, elle regarda par le judas et vit un homme plutôt élégant, à l’allure rassurante qui tenait à la main une petite valise et un bouquet de fleurs. Elle pensa qu’il s’agissait d’un visiteur se trompant d’étage et ouvrit pour le renseigner. Lorsqu’il la vit, l’inconnu annonça calmement :

-       Bonjour, je suis venu suite à la prière de votre copine Perrine.

-       Pardon ?

-       A l’église, le jour où il pleuvait tant, elle a bien souhaité pour vous une rencontre ?

-       Hé bien ?

-       Son vœu a été exaucé, elle voulait pour vous un homme idéal : c’est moi.

Vivianne pensa immédiatement à une blague. Elle eu envie de lui répondre « et moi je suis la reine d’Angleterre », mais elle décida plutôt de jouer le jeux et pria l’homme d’entrer, histoire de s’amuser à son tour.

-       Normalement je ne fais pas entrer les inconnus chez moi, mais pour un homme idéal, je peux faire une exception.

-       Merci, je me suis permis d’apporter ces quelques fleurs…

-       Décidément, j’ai beaucoup de chance, ce sont mes fleurs préférées.

-       Vous avez effectivement beaucoup plus de chance que vous ne pensez. La première étant d’avoir une amie comme cette Perrine et la seconde est de m’avoir ici à votre service.

-       Et… quel genre de service êtes-vous susceptible de me rendre ?

-       C’est vous qui choisissez, je suis à votre disposition.

Vivianne décida, pour se moquer, de le prendre au mot et lui fit simplement passer l’aspirateur dans tout l’appartement. Lorsqu’une demie heure plus tard il eut achevé le travail, elle éprouva quelques remords et décida de l’inviter à partager son déjeuner.

-       A propos des fleurs, vous étiez bien renseigné, n’est-ce pas ?

-       Je l’avoue, mais pour vous aborder avec succès, n’était-ce pas recommandé ? Je sais aussi que vous avez un joli prénom : Vivianne.

-       Et vous même, à qui ai-je l’honneur ?

-       Emmanuel, pour vous servir… mais je saurais faire mieux que des travaux domestiques, par exemple vous aider à faire le point sur votre vie ou vous permettre d’éviter quelques erreurs.

-       Hé bien, vous ne manquez pas d’air ! Je ne vous connais que depuis une heure et vous voulez déjà vous mêler de ma vie. Vous êtes gentil mais un peu envahissant, non ?

-       Et d’ailleurs pourquoi avez-vous une valise ?

-       Ce sont juste quelques effets personnels, je suis paré pour toute éventualité.

-       Vous ne comptez quand même pas vous installer chez moi !

-       Je suis désolé d’avoir l’air indiscret, mais c’est uniquement dans l’espoir de vous aider à ne pas tomber dans une aventure sentimentale qui vous laissera meurtrie.

-       Trop aimable à vous…

-        Il est même probable que votre rendez-vous de cet après-midi sera un fiasco. Peut-être vaudrait-il mieux que vous restiez ici avec moi. Réfléchissez.

Prise au dépourvu, Vivianne ne répondit pas, mais observa attentivement l’homme. Ni jeune ni vieux, il n’avait rien de particulièrement remarquable, à part peut-être une voix douce et un regard un peu étrange.

-       Sans vouloir vous vexer, je trouve que, pour un inconnu, vous vous intéressez trop à ma vie intime… et d’ailleurs comment pourriez-vous savoir ce qu’il adviendra de mon rendez-vous ? Et surtout que faites-vous précisément ici à jouer ce petit jeu ?

-       Je vous l’ai dit : je suis l’homme idéal que votre amie a souhaité vous faire rencontrer.

-       Vous êtes surtout bien présomptueux. Je ne vois en vous rien d’idéal !

-       Je comprends votre agacement, je suis moi-même surpris que rien ne se déroule comme prévu avec vous. J’en suis profondément désolé.

-       Pourriez-vous me dire ce qui était prévu ?

-       Je vais essayer de vous expliquer… il doit certainement y avoir une erreur quelque part. Vous devez savoir que chaque femme a, sans le savoir, son homme idéal. Celui-ci sera différent pour chacune, en fonction de ses goûts, de ses aspirations ou de sa nature profonde. Entre eux, la communication doit être parfaite. Or je constate qu’entre nous, ça ne fonctionne pas.

-       En gros, vous n’êtes pas l’homme idéal qu’il me faut.

-       Oui, ce doit être ça ! La méprise vient sans doute du fait que je suis idéal mais uniquement pour votre amie… mais pas pour vous.

-       C’est vrai que vous n’êtes pas trop mon genre, je vous trouve cependant très gentil et vous avez joué votre rôle de manière admirable.

Devant la visible déception de l’homme, Vivianne éclata de rire et décida d’appeler Perrine pour mettre fin à la plaisanterie. Elle la remercia d’emblée de lui avoir envoyé son ami Emmanuel, cet homme idéal, avec sa petite valise et ses fleurs. Ajoutant qu’après lui avoir fait passé l’aspirateur, elle ne savait plus trop quoi en faire. A plusieurs reprises Perrine essaya de lui dire qu’elle n’avait envoyé personne et ne connaissait aucun Emmanuel. Au bout  de quelques instants, elle se persuada que son amie s’était mise à délirer. Alors au comble de l’inquiétude, elle se précipita chez elle. En arrivant, elle fut surprise de trouver Vivianne parfaitement calme et lui déclara :

-       Le coup de l’homme idéal, c’était quand même un peu gros… mais pas mal imaginé.

-       Quel homme idéal ?

-       Arrête Perrine, j’ai tout compris et il a bien joué son rôle.

-       Mais de quoi parles-tu ?

-       Arrête de me prendre pour une gourde !

Saisissant la mains de son amie, elle l’entraina vers le salon. Une scène surprenante se déroula alors : Perrine et l’homme qui était là, restèrent plantés l’un en face de l’autre sans prononcer un mot, en se regardant comme s’ils cherchaient à se reconnaître. Puis ils se rapprochèrent en souriant étrangement. Enfin il lui prit les mains tendrement. Vivianne, qui ne voulait pas être en retard à son rendez-vous, remis à plus tard les explications qu’elle comptait demander à son amie à propos de leurs bizarreries. Elle enfila son manteau et sortit.

Lorsqu’elle revint chez elle vers dix huit heures, quelle ne fut pas sa surprise de retrouver Perrine la tête posée sur l’épaule de l’homme, dormant paisiblement sur son lit. Au léger bruit qu’elle fit en entrant, ils ouvrir les yeux pour remarquer tous deux la mine défaite de Vivianne qui, comme l’ombre d’elle même, restait plantée à l’entrée de la chambre. Perrine lui adressa un sourire puis lui tendit la main pour l’inviter à les rejoindre sur le lit. L’homme demanda doucement : « ça c’est mal passé, n’est-ce pas ? ». Vivianne vint s’étendre contre son amie et se mit à pleurer en silence. Lorsqu’elle se calma, Perrine lui saisit doucement la main qu’elle glissa au chaud contre ses seins par l’échancrure ouverte de son corsage. D’abord timide, la main s’empara bientôt de cette chair délicate avec un plaisir inattendu. Longtemps après, comme si elle s’éveillait d’une douce torpeur, Perrine lui chuchota : « il va falloir que je parte, il est tard ». Elle sauta du lit, boutonna son corsage et en poussant Vivianne vers l’homme, lui dit : « ne t’inquiète pas, laisse-toi aller, il va te consoler ».

Le lendemain matin, Vivianne fut réveillée par un petit rayon de soleil qui annonçait une journée radieuse. Le silence de l’appartement lui apprit qu’Emmanuel était parti. Alors progressivement les évènements de la veille lui revinrent à l’esprit. A présent tout lui paraissait si lointain et irréel qu’elle eut l’impression d’avoir rêvé. Elle avait pourtant la certitude que Perrine, n’osant se donner elle-même pour la consoler, dans un désintéressement admirable lui avait offert son propre amant.

En se rendant à la cuisine, elle vit les fleurs sur la table et un dictionnaire ouvert sur lequel on avait entouré : « Emmanuel : prénom masculin, de l’hébreu imanu-il : Dieu est avec nous. Emmanuel est l’envoyé de Dieu ».

Une main avait ajouté dans la marge : « il se pourrait que l’homme idéal soit parfois avantageusement une femme ».

Jacques NOZICK

 

 

 

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