Porte Close

Publié le par JEN

Porte Close

 

 

Passer de vie à trépas avait été pour beaucoup une expérience pénible. Alors devoir attendre ainsi en longues files devant les portes closes du paradis était une épreuve supplémentaire difficilement supportable. Les âmes s’étaient rassemblées par petits groupes disparates, l’ensemble constituant une sorte de campement en déroute. Certains semblaient résignés, d’autres commençaient à se poser des questions ou à rouspéter :

-       Nous faire poireauter  comme ça c’est un scandale ! Entrer au paradis est un droit pour ceux qui ont tout fait pour, non ?

-       Un droit, un droit… comme vous y allez, c’est surtout une récompense pour ceux qui ont eu une vie exemplaire !

-       Hé bien c’est précisément mon cas. Je suis un vrai croyant, j’ai reçu l’extrême onction, je suis donc en règle et je ne  vois pas pourquoi je devrais attendre ! Je ne suis pas un des ces athées ou un communiste sans foi ni loi qui ne devrait même pas se trouver ici…

-       Hé connard, tu sais ce qu’ils te disent les communistes ! L’interrompit un type dans la file voisine.

-       Mes amis, ne vous disputez pas, ce n’est pas vraiment le lieu. Personne n’a choisi d’être ici, mais nous devons faire « contre mauvaise fortune bon cœur ». D’autant que nous ignorons ce qui se passe exactement derrière ces portes closes et même les conditions précises permettant d’y entrer.

-       Il a raison. Si on y rentre au mérite, on peut se demander qui est le plus méritant : une grenouille de bénitier qui a fait des petites saloperies bien égoïstes toute sa vie ou celui qui n’a jamais mis les pieds à l’église mais qui s’est comporté comme un homme généreux et secourable ?

-       Je crois surtout que c’est celui qui a vécu dans la crainte et l’amour de Dieu !

-       Excusez-moi de me mêler de votre conversation, mais il me semble qu’il y a une inadéquation fondamentale entre les termes amour et crainte. Le premier est positif, le second est négatif, en sorte qu’ils s’excluent largement…

-       Moi, je dirai carrément, qu’avant de savoir si on peut l’aimer ou le craindre son Dieu,  il faudrait déjà savoir s’il existe !

-       Voilà qui est un peu fort ! Mais Dieu est attesté par les saintes écritures qui en proclament la gloire ! Elles sont l’œuvre des prophètes les plus sacrés comme Jésus !

-       Et surtout Mahomet ! Ajouta vivement un type un peu basané.

-       Excusez-moi d’intervenir encore, mais aucun prophète n’a jamais écrit quoi que ce soit lui-même, tous leurs dires ont été rapportés par des fidèles. Il existe même pas mal d’incertitudes sur l’exactitude de leurs propos.

-       D’ailleurs : Dieu, personne ne l’a jamais vu.

-       Sauf Mahomet !

-       Hé camarade, tu nous soules avec ton Mahomet ! Nous devons nous unir pour protester ensemble devant ces portes inexplicablement fermées. Nous devons faire entrer d’abord les pauvres, les déshérités et les travailleurs. On nous a assez rabâché : « les premiers seront les derniers », alors les riches : derrière !

-       Il me semble, dit un type avec une ridicule petite calotte sur le haut du crâne, que la priorité devrait échoir d’abord au peuple élu, c’est-à-dire au peuple juif !

-       A mort les youpins ! lança un abruti.

-       A mort les communistes !

-       A mort les capitalistes !

-       Calmez-vous ! Vous voudriez mettre tout le monde à mort ? Vous êtes stupide : mort nous le sommes déjà tous ici, ça ne vous suffit pas ?

De petites phrases en insultes, le tumulte fut bientôt à son comble avec un désordre  si incongru en ces lieux, qu’un personnage maniéré, tout habillé de blanc, ne tarda pas à arriver. Il fit des petits moulinets avec les bras pour réclamer le silence et déclara d’une voix angélique :

-       Chers postulants, je suis Gaby, celui qui annonce les bonnes nouvelles. Je viens précisément vous dire quelques mots de la part de Saint Pierre. Il est certes anormal que les portes soient closes et que nous vous fassions attendre. Hélas, nous sommes confrontés à quelques problèmes… pratiques. Comme vous l’imaginez, nous avions déjà, dans note cahier des charges, l’obligation de trier les âmes, ce qui constitue une opération longue et difficile car beaucoup de candidats doivent être orientés vers le purgatoire ou l’enfer. Nous devons, en effet, vérifier la situation de chacun à partir des bases de données divines. Or cette procédure connaît depuis quelques temps difficultés en raison d’une déplorable saturation du paradis. Je vous avouerai que nous avons commencé à durcir sérieusement les critères d’entrée. Depuis nous avons eu des bagarres entre catholiques, protestants, juifs, musulmans, bouddhistes et hindouistes, au prétexte qu’ils se croient tous être seuls à avoir le droit au paradis. C’est encore avec les athées que nous avons eu le moins d’ennuis, eux ne réclament pas n’importe quoi comme les autres. Cependant, nous avons été dépassé par les évènements depuis un siècle car les humains se sont mis à pulluler d’une manière totalement incontrôlée. Or, vous n’ignorez pas que le paradis n’est pas extensible à l’infini. Il a pourtant été largement dimensionné, à l’origine, pour contenir cinq cents millions d’âmes. L’accroissement de la population mondiale est devenu un défi au bons sens : n’est-il pas préférable qu’il y ait moins d’humains, mais mieux nourris et éduqués que ces milliards de crève-la-faim ou d’ignorants qui vivent comme des bêtes.  Nous n’avions pas prévu l’irresponsabilité des humains et encore moins leur hargne à se reproduire comme des rats, en sorte que nous sommes un peu dépassés... Nous avons dû prendre quelques mesures d’urgence, comme par exemple la mise au rebut des âmes trop anciennes. Figurez-vous qu’on en stocke certaines depuis cent cinquante millions d’années ! Puis nous avons eu l’astucieuse idée de la non différenciation des sexes qui favorise désormais une paisible cohabitation des âmes et une absence totale de désirs. Ceci nous a permis de tasser un peu, mais nous sommes encore loin du compte.

-       Comment plus de sexe, mais c’est totalement contraire au Coran ! On nous a promis un bonheur éternel et surtout des houris ! L’interrompit le mahométan.

-       Les promesses, cher monsieur, n’engagent que ceux qui ont la naïveté d’y croire. Notre astuce, qui est aussi celle des bouddhistes, c’est : pas de désir égale moins de problèmes. Tout le monde à égalité : les jeunes, les vieux, les moches… Vous pensiez, cher frère musulman, qu’on renait comment au paradis ? Que les vieillards redeviennent jeunes, les culs de jattes se mettent à courir, que les cons deviennent intelligents ? On vous a bourré le crâne, mais si ça peut vous consoler, vous n’êtes pas tout seul.

-       Alors et les houris ? cria l’individu

-       Sans vouloir vous accabler, il faut une incroyable naïveté pour croire à cette invention grotesque. Les houris, des femmes éternellement vierges, même après un usage intensif ? Mais c’est ridicule, ça échappe à toute logique et dénote un machisme écœurant et une bêtise confondante ! se fâcha l’ange.

-       Mais c’était promis et Mahomet ne ment pas !

-       Mon pauvre ami, toutes les religions mentent parce que les humains sont crédules et qu’ils en redemandent. Vous même, par exemple, n’avez-vous avez pas pris pour argent comptant cette histoire de houris, sans même vous étonner que Dieu, dans sa grande bienveillance, n’ait pas imaginé aussi des « houris mâles » destinés à procurer à vos défuntes des orgasmes à répétition ? Désolé, mon cher, mais les houris comme le reste c’est du pipeau, vous avez été une dupe consentante.

-       Vous mentez ! Vociféra de nouveau l’individu.

Il se leva alors brusquement et se précipita vers Gabriel en hurlant : « Laissez-moi passer, je suis prioritaire, Allah est grand, je suis un martyr, je veux des houris, le Coran ne ment pas ! ». Le service d’ordre divin emmena le pauvre fou, ce qui permit à l’ange Gabriel de poursuivre ses explications :

-       Je vous prie d’excuser cette interruption. Elle montre bien la désorganisation de notre service d’admission : ce type aurait dû être expédié directement en enfer, à partir d’un certain degré de bêtise, les abrutis sont dispensés de jugement dernier. Pour en revenir à notre propos, relatif aux problèmes démographiques de l’au-delà, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle à vous communiquer. La bonne c’est que Saint Pierre a décidé d’agrandir le paradis… au siècle prochain. En attendant vous pouvez toujours aller faire un tour au purgatoire, il y reste encore quelques places. La mauvaise, c’est que comme pour les concessions funéraires, la durée de l’éternité va être réduite à quatre-vingt dix neuf ans.

On entendit alors de vives protestations. Beaucoup d’âmes étaient consternées. Gabriel qualifié de charlatan fut copieusement hué et dû s’enfuir sous la protection du service d’ordre divin. Puis le calme revint progressivement devant les portes désespérément closes. Dans un  coin, il y en avait deux qui avaient l’air de bien se connaître et qui discutaient gentiment :

-       Tu vois, Marcel, ici c’est pas gagné. On a bien fait de rigoler en bas !

-       Pour sûr, mon Lucien, on s’est pas privé, c’était beau la vie.

-       Et dire qu’il y a des gens qui passent à côté, qui se pourrissent l’existence avec toutes ces choses qui n’en valent pas la peine.

-       Il y a aussi une proportion de cons non négligeable...

-       Oui, et même autant de salopards qui se provoquent des petites nuisances et en oublient de bien vivre.

-       A propos, mon pauvre vieux, il faut que tu saches que moi-même… qui suis ton ami, je n’ai pas toujours été parfait.

-       Oh mais je ne suis pas meilleur que toi, Lucien ! J’ai même une confidence à te faire puisqu’il y a maintenant prescription. Comment te le dire, de manière élégante… hé bien, je t’ai fait un peu cocu !

-       Je ne le savais pas, mais ça m’enlève un poids ! Que tu m’aies fait seulement un peu cocu, répondit l’autre en riant, ça me soulage car moi aussi je t’ai fait cocu… en premier, comme ça, maintenant nous sommes quittes, et puis, bon… à la Françoise tu n’as pas dû lui faire de mal.

-       Oh non, elle ne s’en est jamais plainte !

-       De toute façon maintenant…

-       Au moins nous, on s’est fait des beaux souvenirs et on en a bien profité !

-       Oui, c’était beau, en bas…

-       Allez viens, vieux frère, on va quand même y aller à son purgatoire, ça risque pas être pire qu’ici.

 

Jacques NOZICK

 

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