Le bout du chemin

Publié le par Jacques NOZICK


Approche philosophique de la fin de vie


Depuis les conséquences hasardeuses d’une copulation fructueuse dont nous sommes issus, nous sommes engagés dans un processus vital d’une infinie complexité. La seule certitude que nous en ayons est qu’il sera destiné à se terminer. Quand et comment, nous ne le savons pas plus que tout autre représentant des espèces vivantes qui grouillent sur notre planète.
Il y a cependant une énorme différence entre l’humain et les autres animaux de la création : nous avons une conscience plus ou moins aiguë de notre inéluctable disparition.
C’est cette conscience qui va faire que nous avons, bien avant l’homme de Cro-magnon ou celui de Neandertal, inventé d’innombrables stratégies (religion, mythes, rituels) pour essayer d’oublier notre destin tragique. Ce qui est parfaitement résumé dans la très haute pensée de Woody Allen : « Tant que l’homme sera mortel, il ne pourra pas être complètement à l’aise ».
En fait dès nos premiers vagissements, nous allons vers notre fin de vie, en essayant, entre temps de nous maintenir en état de marche. Nous sommes, en effet

L’individu :
Nous sommes biologiquement programmé pour rechercher la satisfaction permanente de ses besoins vitaux lui permettant de maintenir autonome et fonctionnelle sa structure vivante. Son fonctionnement est, de ce fait, régi par la recherche du plaisir résultant de la satisfaction de nos désirs. Il faut bien sûr entendre « plaisir » au sens le plus large, c’est-à-dire en incluant aussi l’espérance du plaisir, et plus encore l’évitement du déplaisir à venir. Cette quête de l’acte gratifiant est parfois complexe car soumise à des pulsions dont nous n’avons pas conscience : nous fonctionnons largement dans « l’ignorance des ressorts qui nous font agir » cf. Spinoza.
Ayons simplement conscience que si je suis, par exemple : utile à la collectivité, compatissant, ou avide de connaissances… c’est d’abord parce que j’y trouve une gratification affective, voire une obligation morale. Si je la respecte je suis satisfait, si je transgresse, je suis culpabilisé.

Ce mode de fonctionnement de l’individu correspond, dans les pays « civilisés » et non-totalitaires à des droits. L’individu peut, en effet choisir sa manière de vivre et de penser la plus gratifiante (citoyenne, professionnelle, sexuelle, intellectuelle, religieuse…), avec cependant les limites que lui impose la société.

La société :
Elle résulte d’une nécessité organisationnelle et elle fabrique des règles de dominance (sociales, financières, intellectuelles ou religieuses), ou de communication et d’échange. Elle est multiple, complexe, opaque, variable selon les époques et les lieux. Le dénominateur commun de ses diverses formes est l’humain… « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » Montaigne

Parmi ses nombreuses attributions, elle se doit de protéger ses membres par des règles, des rites collectifs de solidarité afin que ceux-ci puissent prétendre à un minimum de sécurité, de liberté et de bonheur.

Cependant un phénomène nouveau est apparu : l’allongement quasi généralisé de la durée de vie depuis le XX ème siècle. C’est un inestimable cadeau pour ceux qui se portent bien, c’est en revanche, une calamité pour ceux qui sont malades ou usés.  La médicalisation qui est un remarquable progrès technique peut, en fin de vie, avoir des effets pervers en prolongeant l’existence de personnes qui ne le souhaitent pas, et en faisant peser sur tout individu, la menace d’un « destin grabataire » comme le qualifie Michel Landa.

Nous focaliserons notre réflexion sur deux niveaux souvent antagonistes : celui de l’individu et celui de la société, afin de mettre en évidence, à la fois : les aspirations de l’un et les indissociables contraintes de l’autre.

La société prend en charge, en particulier, et pour autant que le permettent ses moyens économiques, et ses valeurs morales les malades et les vieillards. C’est ici qu’intervient la remarquable mission (pour ne pas dire le sacerdoce) des soignants, qui rencontrent cependant deux limites :
- La première est thérapeutique : il est évident qu’on ne sait pas tout soigner.
- La seconde limite est existentielle : tout meurt, même les étoiles (le soleil engloutira la terre dans 4 milliards d’années). La mort est, en effet, toujours au bout du chemin. Après une longue existence, elle devient normale. Là ou elle ne l’est pas, c’est lorsqu’elle concerne les jeunes ou les enfants frappés prématurément. Dans ce cas, la mort semble injuste, absurde, inacceptable… aucune consolation n’est capable de guérir l’amputation affective qu’elle provoque. Pourtant dit Sénèque : « Tout est mortel, et ce qui est mortel est régi par des lois incertaines. Tout ce qui peut arriver un jour peut arriver aujourd’hui même ». (à afficher partout…)

C’est précisément la fixation de ces deux limites, thérapeutique et existentielle, qui pose problème : car quand le curatif devient impossible, le rôle du soignant se limite au palliatif. Lorsque le compte à rebours s’enclenche, le soignant passe immanquablement de la position d’acteur à celle de « spectateur », car dans l’attente de la mort, le sort du malade lui échappe. Cependant les circonstances pour l’attendre et le délai pour le glissement inéluctable vers la mort, posent un dilemme :
- L’individu a-t-il le droit ou le pouvoir de choisir le délai et les circonstances, Pour « refermer lui-même la porte du temps », comme il l’a fait pour tous les autres actes de son existence ? La société ou certains de ses représentants (politiques, prêtres, médecins), qui s’arrogent le droit de parler en son nom peut-elle, imposer un délai et des circonstances, contre les désirs de « l’intéressé » ?

Nous avons la réponse si nous appliquons les deux principes fondamentaux de la morale, tant pour l’individu que pour la société qui sont :
- Ne fais pas aux autres le mal que tu ne voudrais pas que l’on te fasse (avec son corollaire hédoniste : fais aux autres tout le bien que tu voudrais qu’on te fasse).
- La liberté de chacun finit là ou celle de l’autre commence.

Par ailleurs, si l’on s’accorde sur le « respect de la vie », celui-ci n’est pas fondé sur les mêmes motifs.
- Pour l’athée, la vie constitue, pour lui et ses semblables, le bien le plus précieux, car nous ne vivons qu’une fois.
- Le motif du religieux s’appuie sur le dogme par lequel il faut respecter la vie supposée être un don divin, auquel l’homme ne pourrait attenter en vertu du commandement : « tu ne tueras point ».

Bien entendu, ces principes souffrent, l’un et l’autre, d’exceptions considérables :
- Le dogme précité est même jugé ambigu par des croyants très sincères considérant que lorsque la fin est irrémédiable, « Dieu s’est forcément déjà prononcé et qu’il ne devrait pas s’offusquer qu’on lui donne un petit coup de main, si c’est par charité et compassion ». De plus, si tuer avec une intention délictuelle est un crime, abréger une vie par pure compassion est un acte charitable et courageux qui peut prévaloir sur le dogme.
- L’histoire montre également que rien n’est moins précieux que la vie des autres… notre XX ème siècle : 2 guerres mondiales, Hitler, Staline ; Mao, Pol Pot … plus de 100 millions de morts par guerre et génocides laïcs. Mais les religieux de ne sont pas mieux lotis « Les religions parlent d’amour et font la guerre ».
- Dernier paradoxe : les croyants personnellement touchés par la mort sont autant, sinon plus affligés que les autres, ce qui peut paraître incohérent dans la mesure où le trépas résulte de la volonté de Dieu et qu’une vie future est promise.

En matière de fin de vie trois grandes options s’offrent à nous :
1- Soit la continuation d’actes thérapeutiques et palliatifs à la douleur, qui ont pour effet de prolonger le processus vital, fut-il végétatif ?
2- Soit la cessation totale de tous soins, sauf palliatifs ?
3- Soit la décision de pouvoir abréger délibérément la fin de vie de la manière et dans les délais voulus par le moribond, en fonction de règles et de protocoles précis ?

Celui qui souffre n’est plus un homme libre, surtout si la douleur est chronique et induit comme c’est généralement le cas, une dépression. Sa seule liberté, mais elle est primordiale, est de pouvoir choisir d’en finir.

Au bout du chemin, il arrive souvent un moment à partir duquel l’existence ne procure plus aucun plaisir, ni espoir de plaisir, ni même de moyen d’éviter les déplaisirs à venir. À partir de cet instant, l’individu concerné est le seul, d’un point de vue moral ou légal qui puisse juger si la vie vaut ou non la peine pour lui d’être vécue. « Lorsque la lampe n’a plus d’huile », elle peut s’éteindre.

C’est d’ailleurs ce qui a déjà été induit par les indéniables avancées de la loi Léonetti en 2005 (droit pour les malades en phase terminale ou souffrant d’une pathologie incurable de faire cesser tout traitement non désiré + nomination d’une personne de confiance). Cependant, bien des problèmes subsistent à propos de la troisième option qui peut avoir deux réponses : l’euthanasie ou le suicide.

Reste un débat que l’on peut résumer comme suit :
1- Le suicide violent, même « légal » (on peut le désapprouver, pas le sanctionner) reste d’une barbarie inacceptable. Souvent raté, le remède s’avère dramatiquement pire que le mal (prendre ex.). De plus, il abrège la vie de beaucoup de personnes qui auraient pu continuer à vivre si elles avaient eu l’espoir d’une autre délivrance possible. A contrario, l’euthanasie peut réduire les drames du suicide violent.
2- Enfin personne ne sait vraiment dire quand commence l’euthanasie et quand s’arrêtent des soins palliatifs efficaces. À un certain moment, ce n’est désormais qu’une question de dose.

Ce débat montre que l’usage, ou pour le moins le besoin, a déjà précédé le droit car l’euthanasie est pratiquée quotidiennement, en fraude, par de nombreux soignants compatissants. La loi devra obligatoirement être adaptée, non pas seulement pour dépénaliser l’euthanasie, mais surtout pour éviter les dérives, abus ou malversations possibles. Il montre aussi qu’il n’y a pas vraiment de frontières entre les 3 options de fin de vie. Un malade conscient peut, à la faveur de circonstances évolutives, passer d’une option à l’autre, et inversement. Par exemple : s’il a la conviction qu’il peut encore être soigné, il choisira courageusement la première option, puis prenant conscience de l’échec thérapeutique le concernant, il peut passer à la seconde. Enfin il peut envisager la dernière, l’euthanasie, comme un possible recours qui pourra lui apporter réconfort et sérénité, et lui permettre de moins redouter une mort qui finira probablement par venir d’elle-même. (Cf pilule dans le tiroir)

Alors pourquoi des positions si dogmatiques et catégoriques ? C’est parce que nous sommes des êtres orgueilleux, rêveurs et irrationnels, y compris et surtout lorsque nous cherchons à justifier notre irrationnel. Il est dans notre nature de passer de l’espérance à la croyance et d’ajouter foi au discours prometteur du chaman ou du prêtre. Personne n’y échappe,    à moins d’avoir accompli un double travail de connaissance et de sagesse …  

Cependant, même si on aboutissait une éthique nouvelle du respect de la vie, faite de tolérance et de compassion, on ne pourra jamais tout attendre de la société et de ses réglementations. La vie reste une aventure personnelle, et souvent solitaire.
Lorsqu’on arrive au bout du chemin, tout est déjà trop tard. C’est pourquoi, celui qui aspire au droit de vivre avec un minimum de sérénité et de dignité a le devoir d’anticiper son devenir, pour lui-même, mais aussi pour ses proches et pour la société. Ce devoir  est d’abord de mériter l’estime des autres, puis de prévoir au moins les conséquences de notre disparition, sachant que notre famille aura à supporter d’une part la pénible épreuve d’accompagner le mourant que nous serons et d’autre part, celle non moins douloureuse de devoir en faire le deuil.

Il s’agit d’anticiper, non seulement les formalités utiles (assurances, conventions obsèques, désignation d’une personne de confiance…) mais aussi, ce qui est plus élégant, de motiver nos directives anticipées qui peuvent être non seulement médicales, mais aussi sentimentales ou philosophiques. Cette précaution s’avèrera utile, pour les autres, mais aussi pour nous-mêmes, car prise longtemps à l’avance, elle nous oblige à se souvenir que la vie est brève et qu’il faut « profiter de chaque jour comme d’un cadeau inespéré ». Une réflexion sereine sur la fin de vie, constitue la plus sage thérapie contre l’angoisse de la mort à laquelle on finit même par s’accoutumer. « Philosopher, dit Montaigne, c’est apprendre à mourir ».

Même sans aller jusque-là, les possibilités de réflexion et d’expression sont nombreuses : depuis la simple note qu’on laisse, en passant par les discussions avec ses enfants ou ses proches, voire la rédaction d’un modeste testament philosophique. Enfin il y a un moyen nouveau et économique, mis à la portée de pour résumer toute une vie et transmettre à ceux que l’on aime, en quelques minutes, un message bienveillant et des images qui effaceront les affres des derniers instants, en laissant de soi une belle image. Ce moyen consiste à rassembler sous forme de DVD tous les documents (photos, films, textes…) qui nous restent pour jalonner notre histoire personnelle ou familiale. Le concours d’un prestataire nous permet de nous affranchir de toutes contraintes technique. La valeur ajoutée du multimédia, devenu incontournable pour les générations futures auxquelles on s’adresse, est de pouvoir intégrer aisément des commentaires, du sentiment et une émotion impossibles avec le simple texte. (cf. Pierre JOGUET). Prendre l’initiative d’un DVD personnel est le signe d’une exigence de lucidité sur notre fin de vie et surtout d’envie de dignité. Car : « la dignité, m’a dit Henri Caillavet, réside autant dans le regard que nous portons sur nous-même que dans celui des autres. »

L’orgueil et la naïveté des- l’humain, ce « primate parvenu » (Robert Merle), qui s’est cru à l’image de Dieu, deviennent ridicules avec ce que nous savons désormais de l’infiniment petit au cosmos. Notre seule gloire est de nous savoir finis. C’est aussi de constater qu’à chaque fois que la raison avance, les dogmes reculent et les mentalités progressent. C’est d’ailleurs notre chance, en Maçonnerie, cette société à la fois ouverte et fermée, de pouvoir contribuer à ces avancées humanistes dont l’objectif est de défendre les libertés fondamentales, dont celle vivre et de mourir dignement n’est pas la moindre.
Qu’elle aille vers le néant ou vers une vie future, l’ultime initiation que constitue la mort n’a de sens que si elle a été anticipée, elle ne saurait donc commencer à s’accomplir que longtemps à l’avance. Dans ce cas, ayant accompli notre humaine à l’instar de Sénèque, nous pourrons dire :

Comme il est beau de pouvoir achever sa vie avant de mourir et puis d’attendre sereinement le reste de ses jours, sans rien demander pour soi-même, tout à la possession d’un bonheur dont l’intensité ne doit rien à la durée.         

Jacques NOZICK







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