Séduction équivoque

Publié le par JEN

 

On serait parfois surpris de savoir les drôles de choses qui se passent dans la tête ou les alcôves des gens comme il faut que l’on croise dans la rue. Rien ne laissait d’ailleurs deviner ce qui allait survenir pour Pierre et Nathalie que beaucoup n’hésitaient pas à considérer comme un couple modèle.

 

Alors que Pierre était ordinairement peu loquace à propos de ses journées de travail, Nathalie prenait toujours un vif plaisir à relater les moindres péripéties de la vie au bureau. Tant et si bien que Pierre avait fini par connaître la manière d’être de la plupart des collègues de sa femme, sans les avoir jamais rencontré. Certains d’entre eux avaient même fini par gagner sa sympathie, comme la pauvre Rosine à qui il arrive toujours des « tuiles », ou comme cette Juliette qui s’embarquent dans des affaires de cœur désespérantes.

 

Cependant, parmi les personnages de cet aimable feuilleton quotidien auquel Pierre prêtait une oreille complaisante, l’un d’eux, un certain Romain, semblait avoir gagné un statut particulier. Nathalie en parlait toujours avec un évident plaisir. Bien qu’aucunement jaloux, la curiosité de Pierre fût progressivement avivée. Il devint en particulier curieux de savoir pourquoi, ce charmant collègue, pourtant célibataire, ne répondait jamais aux avances très nettes de certaines femmes du bureau, qui, aux dires de Nathalie n’étaient pas les plus désagréables.

 

Un soir qu’il était venu chercher son épouse à son travail, pour aller au restaurant, Pierre fit enfin la connaissance de Romain. Il le trouva d’emblée fort sympathique et la conversation  s’engagea aussitôt :

-Vous êtes assez conforme à la description que ma femme m’a faite de vous, car sans que vous le sachiez, vous êtes l’un des personnages de mon feuilleton quotidien.

-Votre feuilleton ? Demanda Romain intrigué.

-Celui de votre bureau, avec ses intrigues, ses petites histoires… j’y ai droit tous les jours.

-Ça ne doit pas être très passionnant.

-Détrompez-vous, Nathalie raconte bien. Savez-vous que  j’en viens à vivre les malheurs de Juliette,  ou les doutes de Rosine… en ce qui vous concerne, je connais vos faits et gestes, mais… je me méfie un peu sachant combien ma femme vous estime.

-Vous a-t-elle dit que je suis tatillon, indécis, timoré, superficiel ?

-Jamais ! Dans son feuilleton, elle reste toujours bienveillante avec tous les personnages.

 

Tous trois se mirent à rire. Puis, comme s’ils se connaissaient depuis toujours, Pierre proposa à Romain, s’il n’avait rien de mieux à faire, de se joindre à eux pour dîner. Celui-ci déclina l’offre, promettant que ce serait avec plaisir pour une prochaine fois. Plusieurs semaines passèrent avant que cette promesse ne soit tenue. Cependant, le fait d’avoir rencontré le collègue de sa femme avait singulièrement modifié la manière dont Pierre recevait désormais le récit de Nathalie sur les menus évènements qui ponctuent la vie de bureau. Il sembla évident à Pierre que sa femme ressentait pour son collègue, un sentiment allant assez au-delà de l’estime. Il en eut même la preuve lorsqu’il s’ingénia à lui poser quelques questions ambiguës, amusé et excité de la voir se troubler.

 

Elle lui rapporta, un soir, une discussion au cours de laquelle certaines mauvaises langues, avaient décrété que Romain était homosexuel. D’autres contestèrent la chose au motif qu’ils l’avaient vu déjeuner dernièrement avec une jolie femme, preuve évidente de sa normalité. Mais les premiers ne désarmant pas, rétorquèrent que cette élégante inconnue pouvait très bien être sa soeur ou sa cousine, ce qui ne donnait alors aucun gage de normalité. Pierre suggéra qu’au bénéfice du doute, il faudrait s’assurer d’autres indices. Quelque temps après cette discussion, Nathalie lu  un intéressant article dans un magazine qui expliquait que tous les hommes sont naturellement bisexuels et que seules les règles sociales et religieuses les découragent de s’adonner à des pratiques dont le but ne soit pas la procréation. Il y avait ensuite une belle envolée journalistique sur les affres de la frustration et sur la tendance qu’ont certaines personnes à être attirées en secret par le même sexe qu’eux. Le texte citait alors des témoignages anonymes de gens respectables confirmant leur bonheur d’avoir découvert les délices des plaisirs interdits, et le fait que la transgression ne les empêchait aucunement d’être de bons pères de famille, des maris attentionnés ou des employés modèles. L’article concluait sur une profonde pensée de Woody Allen soulignant l’avantage pratique qu’ont les heureux bisexuels d’avoir deux fois moins de chance de revenir bredouille le samedi soir.

 

Pierre admit que l’article n’était pas si éloigné de la réalité, à propos de la bisexualité latente. En ce qui le concernait, la chose ne l’avait jamais troublé… du moins, avant d’avoir fait la connaissance de Romain. Un peu surprise, Nathalie rétorqua en riant :

-Sachant ce que tu risques… je n’aurais peut-être pas dû te le présenter !

-Je crois courir moins de risque que toi, car tu as déjà succombé, petite Sainte Nitouche !

-Tu exagères, mais j’avoue qu’il ne me déplait pas, reconnue Nathalie,

-Tu es honnête.

- Hélas, s’il est homosexuel, je n’aurais aucun mérite à rester honnête par la force  des choses

- Sauf si tu te sers de ton mari comme appât.

- Comme appât, toi ? Ce serait un peu… 

- Equivoque. Je ne serais pas le premier homme à être victime du machiavélisme des femmes.

- Pauvre Pierrot, tu as vraiment tout de l’innocent chevreau sacrifié.

- Ma chérie, quel sacrifice ne ferais-je pas pour toi ?

 

Quelques jours plus tard, Nathalie eut l’occasion de rappeler à son collègue l’engagement qu’il avait pris de venir dîner un soir. Celui-ci accepta aussitôt, si bien qu’ils se retrouvèrent la semaine suivante dans un petit restau du Quartier Latin. Ce fut une très belle soirée. Pendant le repas, Nathalie, plus radieuse que jamais, se contenta d’écouter attentivement les deux hommes, son regard passant alternativement de l’un à l’autre, avec l’évidente satisfaction de découvrir leur parfaite connivence. Lorsqu’ils durent se quitter, il était déjà tard, aussi les deux hommes décidèrent-ils de poursuivre leur intéressante discussion le surlendemain autour d’une tasse de thé.

 

Sur le chemin du retour, Pierre ne cacha pas sa satisfaction tant pour le délicieux repas que pour l’agréable compagnie. Nathalie ne fit pas de commentaire, mais, dans l’ascenseur, elle se colla à son mari, puis sitôt la porte refermée, elle l’entraîna vers leur chambre. Pierre ravi de voir sa femme, habituellement si calme, dans de si bonnes dispositions, n’eut pas vraiment le temps de réfléchir devant une ardeur qui dépassait largement l’obligation conjugale. Une folie heureuse s’empara d’eux, comme si la soupape de la bienséance s’ouvrait pour déverser les fantasmes les plus incongrus. Ce n’est pas à deux qu’ils firent l’amour, mais à trois.

 

Avant de s’abandonner à la douceur du sommeil qui récompense les amants satisfaits, Pierre repensa en accéléré aux évènements de la soirée. Sans doute l’avait-elle jeté dans les bras de cet individu inaccessible au beau sexe, mais qui pourtant l’attirait tant. Par quelle naturelle habileté, elle avait encouragé sa bisexualité… Qu’espérait-elle ? Voulait-elle faire, par sa personne interposée, la conquête de cet aimable collègue… ou bien avait-elle espoir qu’ après en avoir goûté, il amène dans leur lit ce nouvel amant ?

 


Alors, amusé et admiratif du génie manipulateur que les femmes les plus vertueuses savent naturellement si bien cacher, Pierre sombra dans un sommeil bienheureux.

 

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