Rassurez-vous, tout est sous contrôle

Publié le par JEN

 

 

 

 

Le soleil commençait déjà à décliner sur l’horizon. Une brise légère faisait oublier la chaleur du jour. Les passagers s’étaient rassemblés sur le pont pour admirer la manœuvre du navire quittant majestueusement son mouillage. Chacun pouvait à présent percevoir le ronronnement rassurant de la puissante machine et s’adonner à ces tranquilles plaisirs ainsi qu’à la douce oisiveté qui caractérisent les croisières les plus agréables.

 

Curieusement, ce jour-là, on n’entendit pas la musique habituellement diffusée lors des départs. De plus, celui-ci eut lieu curieusement quinze minutes avant l’heure officiellement prévue. S’en rendant compte, le capitaine furieux appela aussitôt la passerelle :

-       Quel est le crétin qui vous a autorisé à partir ?

-       Mais, commandant, c’est vous…

-       Et en plus, vous vous fichez de moi ! appelez-moi immédiatement les officiers de service, je veux tout le monde à la passerelle dans les cinq minutes !

 

Lorsque le commandant arriva, en même temps que le chef mécanicien, il n’y avait encore que les deux officiers stagiaires qui venaient de se faire houspiller.

-       Vous vous rendez compte, lança-t-il, ces jeunes cons ont fait partir avec un quart d’heure d’avance et sans prévenir personne !

-       Mais qu’est-ce qui vous a pris ? demanda le chef.

-       En vingt ans de carrière, reprit le comandant, je n’ai encore jamais vu ça ! Et en plus, alors que nous venons à peine de partir, ils ont déjà mis le pilote automatique ! Dans un coin pareil, c’est de la folie ! Je vous répète : qui vous a permis d’appareiller ?

-       Vous commandant… balbutia l’un des deux élèves officier.

-       Je confirme commandant, dit l’autre, avec une certaine assurance, nous avons même été surpris, vous avez dit exactement : « Les chaloupes sont remontés, nous partons avec quinze minutes d’avance. Il faut  toujours gagner du temps ». Francis et moi nous étions inquiets, mais nous avons pensé que vous vouliez nous tester dans des circonstances imprévues. C’est pour ça que nous n’avons pas demandé confirmation.

-       Moi ? je vous ai dit ça ?

-       Oui commandant, confirmèrent d’une même voix les deux élèves officiers en regardant le capitaine droit dans les yeux.

Il y avait un tel accent de vérité dans leur déclaration que tous les officiers observèrent en silence le commandant qui s’assit alors dans un fauteuil en s’épongeant le front. Puis on entendit une voix étranglée dire :

-       Chef, le pilote automatique… je ne peux pas reprendre en manuel.

-       Voyons c’est impossible, essayer de nouveau !

-       J’ai fait trois fois tentatives, mais le pilote reste connecté.

-       Commandant, dit un élève officier, sachez que ce n’est pas nous qui avons ordonné de remonter l’ancre, nous avons supposé à ce moment qu’il existe une procédure que nous ignorions, d’autant que la manœuvre a été intégralement exécutée en automatique. En plus, l’écran du superviseur affichait en gros : « Ne vous inquiétez pas, tout est sous contrôle ».

 

Surpris par cette curieuse révélation, le second capitaine, en charge de la sécurité à bord, se précipita vers l’un des ordinateurs de la passerelle. Il essaya vainement d’entrer dans le menu de commande du superviseur. Tous ceux qui étaient présents s’approchèrent de l’écran. Au bout d’un long moment le second déclara :

-       Je ne le comprends pas, tout à l’air de bien fonctionner, les paramètres sont normaux, idem pour la machine et les équipements techniques.

-       Alors, où est le problème ? demanda le chef.

-       Le problème, c’est qu’actuellement X15 pilote seul le bateau et… que je n’arrive pas à le déconnecter. Appelez le lieutenant Marc : il connaît parfaitement le système, il a participé à son installation. Il devrait arranger ça rapidement.

 

En attendant le lieutenant, l’officier responsable de la navigation vérifia que la route suivie était correcte et que l’on venait de sortir de la zone dangereuse. Dès son arrivée, le nouveau venu fut mis au courant, mais il n’eut pas l’air de s’affoler. Il se mit à pianoter sur le clavier, tout en se parlant à lui-même ou à son ordinateur :

-       Hé alors, on rechigne? Des caprices maintenant… pourtant aucune anomalie…  c’est bizarre, dit le lieutenant dont le visage se figea soudain.

-       Expliquez-vous donc ! lui intima le commandant.

-       Vous savez que les automates, anciennement indépendants et dédiés à des activités distinctes comme la climatisation, la machine ou la détection incendie sont désormais organisés en réseaux et supervisés par X15. L’objectif étant de sécuriser les manœuvres et d’automatiser certaines d’entre elles, quand nous le décidons...

-       Nous savons tout cela ! dit le second.

-       Le problème, poursuivit le lieutenant Marc, c’est que présentement… ce n’est pas nous qui avons décidé et que X15 a pris intégralement le navire sous son contrôle ! comme pour un avion sous pilote automatique. En général ça fonctionnerait plutôt bien, d’ailleurs, regardez ce qui est affiché à l’écran, ça rassure : « Ne vous inquiétez pas, tout est sous contrôle ».

-       Lieutenant, j’apprécie énormément votre humour mais je préférerais que vous mettiez hors service ce superviseur ! après tout ce n’est qu’un ordinateur, si vous coupez son alimentation électrique, il s’arrêtera !

-       Oui, mais… seulement au bout de deux semaines car il est alimenté via des batteries. C’est archi sécurisé. Sur tous les sites sensibles, comme les banques… on a même la possibilité de recourir à une fonction de « back up » : en cas de défaillance de X15, un ordinateur de secours pourrait se substituer à lui, à distance…

-       Ne parlez pas de malheur ! soupira le commandant, que pouvons-nous faire concrètement ? 

-       Nous pouvons vérifier l’état de son fonctionnement et les routines en cours. On peut aussi lui poser des questions, par exemple : quels sont les paramètres de navigation en cours ?

 

Alors dans un silence impressionnant, tous observèrent le lieutenant Marc taper sa question. Instantanément s’afficha : la direction et la force du vent, le cap, l’état de la mer ou la vitesse du bateau. Puis il opta pour « synthèse vocale » et « voix du commandant «  et tapa :

-       Pourquoi être parti plus tôt ?

-       Programme de rationalisation, gagner du temps, annonça la voix du commandant à peine altérée, en provenance des haut-parleurs.

-       Quel est ce programme? Interrogea le lieutenant.

-       Sous programme XX32-2412, dit encore la drôle de voix du commandant, vérification des procédures, performances des intervenants, suppression des opérations inutiles. Aujourd’hui j’ai validé un départ pour simuler la suppression de la musique.

-       La musique ! nous sommes en plein délire ! rugit le commandant d’une façon qu’aucun ordinateur n’aurait su imiter.

-       Ça peut effectivement sembler étrange, s’excusa le lieutenant, mais X15 ne sait pas encore bien faire la différence entre les choses importantes et celles accessoires. Il y a d’ailleurs une table qui permet de pondérer chacune des fonctions. Comme il a dû constater que la musique était associée aux départs, il a voulu évaluer ce qui se passerait si elle était supprimée. Evidemment, ça peut sembler absurde…

-       C’est le moins qu’on puisse dire, l’interrompit le capitaine, conclusion : nous disposons de cinq heures avant la prochaine escale et avant la catastrophe. Je vous rappelle au cas où vous l’auriez oublié, que nous avons un millier de personnes à bord et qu’en cas d’avarie, je ne suis même pas sûr, qu’on puisse lancer l’abandon. Il nous faut sortir de ce cauchemar ! et vite !

-       Il me semble, dit le chef, que le superviseur ne sait pas non plus faire la différence entre une simulation et la réalité. Je me demande comment il a pu lancer tout seul une procédure de départ ?

-       Il en a tous les moyens, dit le lieutenant, il connaît parfaitement les messages correspondant aux procédures types, il synthétise la voix du commandant… Pour être franc, je redoute qu’il ne sévisse à nouveau… Il faudrait le déconnecter avant que les passagers s’aperçoivent de quelque chose d’anormal à bord, sinon…

-       … ce sera la panique, compléta le second.

-       L’ennui, c’est qu’il se trouve dans le rack des serveurs informatiques dans un endroit entièrement bouclé. Je viens de faire vérifier : les portes sont verrouillées, il va falloir les défoncer ou les découper au chalumeau.

-       Au chalumeau, vous n’y pensez pas ! Pour déclencher une alerte incendie, ce serait malin !

-       Mais comment un truc aussi dingue est-il possible ? dit le capitaine.

-       Ce système, répondit le chef mécanicien, ne fonctionne pas comme un simple ordinateur, son intelligence artificielle lui permet un auto apprentissage…

-       A propos, chef, intervint le lieutenant Marc, j’ai eu ce matin deux messages. Le premier disait : « auto apprentissage terminé - phase de simulation engagée », et le second : « Ne  vous inquiétez pas, tout est sous contrôle ». Je n’ai pas réagi car je ne pouvais pas imaginer ce qui allait se passer.

 

Le chef mécanicien descendit aussitôt pour trouver un moyen d’entrer dans l’espace sécurisé. On imagina de défoncer la porte avec un cric arque bouté sur la cloison, mais celle-ci se révéla trop faible. Le plus raisonnable était de s’introduire par la grille de ventilation. On trouva bientôt un marin philippin de petite taille qui pu pénétrer dans le local, mais il fut difficile de lui expliquer, dans un anglais qu’il maîtrisait mal, quels câbles déconnecter sans déclencher d’alarmes. Plus de deux heures s’étaient déjà écoulées. On pensa un instant arrêter la machine en coupant manuellement l’arrivée de carburant, mais il parut difficile d’expliquer aux passagers la raison d’un arrêt, la nuit, en pleine mer, avec une houle risquant de faire rouler exagérément le bateau devenu non manœuvrant.

 

Pendant ce temps, le service d’animation, pour occuper les passagers de manière à ce qu’ils ne se rendent compte de rien, annonça un apéritif gratuit qui permit d’arriver agréablement jusqu’à l’heure du repas. Le diner fut particulièrement joyeux et insouciant. Seule la table du commandant resta désespérément vide. Plus tard, dans la salle de spectacle où un film devait être projeté, un léger incident passa complètement inaperçu : sur le grand écran s’afficha un message anodin : « rassurez-vous, tout est sous contrôle ». On débrancha alors le projecteur et l’animateur expliqua qu’il y avait juste un problème avec la vidéo et qu’en remplacement on allait organiser un super jeu avec une semaine de croisière à gagner. Les passagers semblèrent ravis de cette distraction inattendue.

 

Dans les entrailles du navire, pour les officiers rassemblés dans la coursive, devant la porte close du local informatique, l’inquiétude devenait palpable. Ce n’est finalement qu’au bout de trois interminables heures de travail que X15 fut mis hors de service. Cependant, comme un animal blessé qui essaie de prolonger son agonie, il continua désespérément à afficher : « simulation en cours – problème de réseau ». Puis il y eu un autre message : « option conseillée : redémarrer immédiatement X15 ». Tous regardèrent clignoter l’écran un long moment. Puis le commandant se leva et dit sèchement :

-       Merci messieurs. Vous continuerez à jouer un autre jour. De préférence lorsque nous serons à quai. L’incident est temporairement clos ! Arrivée dans moins de deux heures. Pas un mot sur ce qui vient de se passer ! Je n’ai aucune envie de nous voir dans les journaux sous un titre du genre : « Le scandale du bateau fou ! ».

-       Rassurez-vous, dit le second qui avait repris des couleurs, ça ne risque pas… personne de sensé ne pourrait croire à un histoire pareille !

 

Le soir même, le chef mécanicien envoya au bureau d’études responsable de l’ingénierie et de l’intégration de X15 le message suivant :

« Est-il possible que le superviseur, après sa phase d’auto apprentissage, puisse décider seul de prendre le contrôle du navire en croyant faire une simulation et que, de surcroît, il interdise toute intervention ou déconnexion ? ».

 

La réponse des ingénieurs ne se fit pas attendre :

« Chef, vous devriez vous reposer un peu et ne pas lire trop de science-fiction ! Rassurez-vous, tout est sous contrôle… ».

 

 

 

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