Les voix du seigneur

Publié le par JEN

Les voix du seigneur

 

Marc et sa femme n’avaient jamais regretté d’avoir emménagé dans cet appartement près du cimetière, quelques années auparavant. Non seulement le voisinage était des plus tranquilles, mais il y avait de beaux arbres et les chants d’oiseaux à la belle saison. Alors qu’il venait à peine de prendre sa retraite, sa femme était tombée malade. Elle mourut au printemps. De son appartement, Marc pouvait voir sa tombe qu’il fleurissait avec soin. Il y avait aussi les allées et venues des familiers du cimetière et les enfants du voisinage qui venaient s’y amuser le mercredi. Généralement leurs jeux étaient tranquilles, mais ce jour là, il observa un curieux manège. Les gamins prenaient précautionneusement les fleurs de certaines tombes, pour les transporter sur d’autres. Adorant les enfants, et  n’ayant aucune envie de les houspiller, il les regarda faire avec indulgence, y compris quand ils déménagèrent presque toutes les fleurs de son épouse. Il pensa cependant à un innocent stratagème susceptible de les faire renoncer à leur petit jeu.

 

Le lendemain matin, il se rendit dans l’entreprise où il avait si longtemps travaillé comme ingénieur électronicien. Il salua ses ex collègues et en profita pour demander au labo quelques composants et des schémas dont il avait besoin. Il se mit alors à bricoler joyeusement un émetteur – récepteur. Quatre jours plus tard, il faisait ses premiers essais. La qualité du son se révéla excellente et la portée largement suffisante pour atteindre les tombes les plus éloignées. Il peaufina les réglages et ajouta un filtre pour limiter les aigus. Il en résulta une sonorité singulière, anormalement grave, qu’il trouva parfaitement propice à l’ambiance d’un cimetière. Le plus délicat pour lui fut de créer un compartiment étanche au fond d’une jardinière à fleurs surélevée par des pieds, détail intéressant permettant, en perçant un trou au fond, d’incorporer en toute discrétion un haut-parleur. Le mercredi suivant, tout était terminé.

 

Dès l’ouverture du cimetière, il déposa la jardinière ainsi équipée sur la tombe et attendit les gamins, riant par avance de la petite blague anodine qu’il avait imaginé leur faire. Hélas, sans doute occupés à d’autres jeux, ceux-ci ne vinrent pas. Mais comme il avait hâte d’expérimenter son dispositif, et qu’il était d’humeur badine il profita qu’une dame passait devant la tombe pour lui dire simplement : « Bonjour Madame ! ». La passante s’immobilisa pour découvrir qui la saluait ainsi, mais ne voyant personne, elle poursuivit son chemin. Alors Marc lui dit : « Au revoir et bonne journée ! ». A la distance où il se trouvait, il ne put voir les réactions sur son visage, il constata seulement qu’elle pressa l’allure. Pour être sûr du fonctionnement de son appareil, il renouvela l’expérience plusieurs fois. Il constata que les réactions étaient assez diverses et pouvaient aller de la crainte ou la surprise à l’indifférence. Il y eut même une gentille petite vieille qui se mit à discuter de la manière la plus naturelle :

-       C’est qui ? demanda-t-elle.

-       Le bon Dieu, répondit-il pour lui faire plaisir.

-       Pas possible ! alors c’est que j’entends des voix, comme Bernadette ou alors c’est mon truc-là qui ne marche plus !

-       Vous avez des problèmes avec votre sonotone ?

-       Oui, même  que des fois il fait du bruit, c’est pénible, et en plus ça coûte des sous !

-       Vous n’avez pas peur de parler au bon Dieu ?

-       La belle affaire, ça fait des années que je vous parle! c’est le père Lefranc, notre curé qui va être surpris quand je vais lui raconter.

-       Faudrait peut-être mieux ne pas lui dire, suggéra la voix, il risque d’être un peu jaloux…

-       Mais non, c’est un brave homme, par contre… ma voisine Lucienne, ajouta-t-elle malicieusement, elle va en faire une tête !

La vielle dame haussa les épaules, repris son cabas qu’elle avait posé à terre et se remit à trottiner comme si de rien n’était.

 

Le mercredi suivant les enfants étaient enfin de retour. Lorsqu’ils passèrent devant la tombe, leurs piaillements s’arrêtèrent lorsqu’ils entendirent :

-       Bonjour les enfants, j’espère que vous n’allez pas faire de bêtises aujourd’hui ! Dites-moi d’ailleurs : pourquoi avez-vous déménagé autant de pots de fleurs, il y a quinze jours ?

-       … à cause des tombes qui n’ont jamais rien, balbutia l’un des plus courageux, c’est pas juste, y a des morts qui sont pas assez chanceux pour avoir des fleurs…

-       Si je comprends bien, vous avez voulu faire une bonne action : retirer les fleurs là où il en a trop pour les mettre là où il n’y en a pas… ça va pour cette fois mais ne recommencez pas ! Vous pouvez aller jouer… et promettez-moi de ne dire à personne que vous avez discuté avec le bon Dieu.

Les petits promirent allègrement tout ce que l’on voulait. A ce moment précis arriva Mademoiselle Morin qui n’aime guère les enfants. Elle s’offusque de les voir traîner dans le cimetière et, à chaque fois qu’elle peut, elle les menace de son parapluie ou leur crie dessus. L’ex ingénieur ne put résister au plaisir de prendre la défense des gamins et lança :

-       Alors Mlle Morin, à vous toute seule vous faites autant de bruit que toute cette bande de chenapans ! si vous continuez vous allez réveiller les morts !

Les gamins qui connaissaient trop bien la dame, s’enfuirent comme une volée de moineaux pour aller recevoir leur leçon de catéchisme. La dame regarda alors autour d’elle pour voir qui se moquait ainsi.

-       Ne cherchez pas Mlle Morin, repris suavement la voix, c’est le bon Dieu en personne qui vous parle ! n’ayez pas peur, si je m’adresse à vous c’est parce que vous êtes une bonne croyante. Vous commettez pourtant un bien méchant péché : l’intolérance! et ça je n’aime pas du tout, surtout quand vous grondez ces pauvres petits. Moi, je suis si heureux quand ils viennent apporter un peu de gaîté à ce triste cimetière. Alors, pour l’amour de moi, je vous prie, ne recommencez plus ! allez en paix Mlle Morin !

Elle fit un signe de croix et détala.

 

Deux heures plus tard, il se passa quelque chose d’inattendu : les gamins revinrent accompagnés d’une femme entre deux âges qui paraissait n’être venue qu’à contre cœur. Ils semblaient particulièrement excités, mais Marc ne put capter leurs vociférations que lorsqu’ils furent à proximité de la jardinière :

-       Pourquoi m’amenez-vous ici ? disait la femme, je vous répète que le cimetière n’est pas un endroit pour les enfants !

-       Madame, on n’a pas le droit de dire ! protesta un gamin.

-       Il y a eu un miracle ! insista un autre.

-       Arrêtez de vous moquer de moi ou je vais être obligée de prévenir vos parents !

-       Mais madame, c’est vrai, on vous jure que c’était un miracle !

Voyant que les enfants allaient perdre la partie, Marc brancha le micro et murmura d’une voix d’outre-tombe :

-       Vous ne croyez donc pas aux miracles ? Auriez-vous perdu la foi ?

-       Vous voyez, madame qu’on n’a pas menti ! s’écrièrent les enfants en sautillant joyeusement.

-       Si c’est une plaisanterie, elle est de mauvais goût ! dit la femme en jetant un regard circulaire.

-       Comment ! vous enseignez le catéchisme et vous ne croyez pas aux miracles quand vous en voyez un ? c’est surprenant… continua la voix.

-       Vous êtes qui ? demanda la dame en essayant vainement de deviner d’où provenait le son.

-       Mais madame, c’est lui ! c’est le bon Dieu ! crièrent les gamins comme s’il s’agissait d’une évidence absolue.

 

Heureusement, les enfants agglutinés autour d’elle, l’empêchèrent de s’intéresser de trop près à la jardinière de fleurs. Marc jugea plus prudent de couper son micro car cette femme avait l’air coriace. Le soir même, en repensant à cette distrayante journée, il se demanda s’il n’avait pas poussé le bouchon un peu loin, en se faisant passer pour Dieu ? Il se rassura en pensant qu’il n’était là pas plus usurpateur que ceux qui abusent de la crédulité des gens : lui, n’avait d‘autre but que d’amuser les enfants avec un gadget électronique. Il décida pourtant de changer de place l’émetteur-récepteur qu’il transporta beaucoup plus loin sur une autre tombe. Bien lui en prit car, le lendemain, contre toute attente, une délégation de parents visiblement agacés arriva au cimetière. Ils se mirent à fouiller sans ménagement dans les fleurs, les couronnes et autres articles funéraires. Craignant, s’ils poursuivaient ainsi leur recherche qu’ils arrivent jusqu’à son appareil, il téléphona aussitôt à la police  pour les informer que des individus étaient en train de profaner le cimetière municipal. Dix minutes plus tard, ils étaient sur place. Ils exigèrent des explications, mais ce qu’ils entendirent ajouta à la confusion, une altercation s’en suivit. Enfin les supposés délinquants sévèrement admonestés, se dispersèrent et il ne resta plus bientôt que trois personnes remettant en place tout ce qui avait été dérangé. Marc ne put refreiner son envie de brancher le micro et de lancer : « Merci, c’est parfait tout est en ordre ! »

 

L’affaire aurait dû en rester là s’il n’était paru, à la surprise générale, dans le journal local, un article intitulé : « Miracle au cimetière : les gendarmes interviennent ! ». A la manière d’une rencontre sportive, il y était relaté comment une vingtaine de personnes et les enfants du catéchisme, entendaient  depuis quelques temps la voix du Seigneur. Hallucination collective, mystification pour une émission de télé ou vrai miracle ? Le pigiste, auteur de l’article avait eu la sagesse de ne pas conclure. Marc s’aperçu qu’il était dépassé par les évènements ; sa gentille plaisanterie commençait à vraiment mal tourner. Il décida de récupérer aussitôt l’émetteur-récepteur. Il venait à peine de quitter cimetière quand arriva une équipe de la télévision régionale. Elle fut immédiatement submergée par une foule de gens aux avis contradictoires à propos du miracle.

 

On entendit des choses tellement inouïes que Marc commença à s’inquiéter. La situation devenait si incontrôlable, qu’il eut envie de révéler la supercherie, mais il s’abstint, ayant peur d’avoir quelques ennuis. Il était bizarre que dans une petite ville si calme, se produise un tel déferlement de fantasmes. En tant que familier du cimetière, et pour ne pas paraître suspect, il fut obligé de répondre aux questions des journalistes voulant tout savoir des conversations qu’on pouvait entretenir avec le Tout Puissant. Il s’en tira sagement en disant qu’il aurait bien aimé connaitre une telle faveur, mais que, visiblement, Dieu ne semblait s’adresser qu’à ceux qui croient en lui plutôt qu’aux athées de son genre. Un musulman qui intervint après fut moins prudent car il déclara avec véhémence : « ce n’est pas le vrai Dieu car Allah ne parle qu’en arabe ! ». Au journal télévisé régional, le présentateur fit, à propos de cette innocente profession de foi, une remarque de bon sens : « C’est une chance qu’Allah se soit adressé à Mahomet en arabe ! S’il avait utilisé le chinois, quel Coran aurions-nous ? ».

 

Pendant que la ville était sous le feu des projecteurs, il fut même question de lancer via internet, un pèlerinage pour commémorer le miracle. Mais comme Dieu, dans sa grande sagesse ne dédaigna plus se manifester, fusse par personne interposée, on abandonna l’idée. Les journalistes ne tardèrent pas à aller chercher ailleurs un autre scoop tout aussi éphémère. Alors le soufflé médiatique retomba aussi vite qu’il était monté. Cependant, bien après que l’ex ingénieur, eut réfléchi aux dangers de la technique, et prudemment remisé à la cave ses appareils, nombreux furent encore ceux qui continuèrent à entendre les voix du Seigneur.

 

Au bout de six mois, lorsque vint la mauvaise saison, le cimetière retrouva enfin sa triste quiétude.

 

Jacques NOZICK

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